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précéda sa mort, il la passa dans un ruisseau d’où on l’emporta, inconnu, à l’hôpital de Richmond pour y rendre son dernier soupir. Fils d’un gentleman américain, qui avait du sang latin dans les veines, et d’une actrice anglaise, à deux ans il resta orphelin sans un sou vaillant. Un riche marchand l’adopta et l’éleva dans la prodigalité du luxe, pour le déshériter, à vingt ans, en lui laissant, pour toute dot, des goûts extravagans et les habitudes de la richesse d’autrefois. Il avait passé en Angleterre ses premières années d’école : il entra à l’Université de Richmond et s’en fit expulser. Même sort à l’Académie militaire de West-Point. Il servit dans l’armée comme simple soldat, voyagea deux fois à travers l’Europe et finalement, à vingt-deux ans, recourut pour vivre à ses dons d’écrivain. Avant cette date, il avait publié un volume de vers dont il disait qu’ils étaient « le champ de son choix. » La poésie, en effet, dont il se plaignait d’être constamment détourné par la nécessité de recourir à sa plume comme à l’outil du gagne-pain, est pour lui « non un moyen, mais une passion. » Ces vers de début n’ont rien de remarquable ; mais ce sont les premiers (Tamerlan et Araal) où un poète américain ait exprimé son adoration pour une femme.

Le père de Poë et toute sa lignée paternelle étaient originaires de Baltimore. Ces États du Sud, colonisés par des catholiques qui vivaient tranquilles dans leur foi religieuse, étrangers à l’austérité puritaine et gratifiés d’un climat délicieux, étaient autrement prêts que le Nord à engendrer un amoureux de la beauté. L’Amérique connut enfin dans Poë un poète qui osa prononcer le mot de « passion » et vivre selon ses exigences. « La poésie, dit-il, si ce n’est par rencontre, n’a rien à voir avec le Devoir et avec la Vérité. Je fais de la Beauté le royaume de la poésie. » Et ailleurs : « Il n’y a pas de doute que l’amour soit le plus pur et le plus sincère de tous les sujets poétiques. » A travers la poésie du Nord, la puritaine passe intangible comme une vierge de glace. Elle a sur elle le froid d’une dalle. Dans les fragmens mélodieux et trop rares que Poë a donnés au monde, il y a une femme, la femme d’amour, brûlante de l’ardeur qu’elle inspire elle-même et dont l’image se transfigure en beauté. Poë a aimé. Peu importent les histoires que ses biographes ont chuchotées sur les attachemens de sa vie. Laissons-les regretter qu’il ait été infidèle à la mémoire de sa première femme et déplorer des épisodes sentimentaux où ils