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droite du maître-autel, le tombeau de ce Girard, le tombeau de cette Berte.

Ils y prirent plus d’intérêt qu’ils n’avaient fait jusque-là, et ce ne fut pas concurrence, mais émulation. Les intérêts (des deux monastères se confondaient ici : Vézelay ne pouvait que profiter d’un enrichissement de la renommée de Girard, et Pothières ne pouvait que gagner à la vogue croissante du pèlerinage de Vézelay<ref> M. P. Meyer dit au contraire que le moine de Pothières, auteur de la Vita, se garde de citer (bien qu’il lui fasse des emprunts textuels) la translation de sainte Marie-Madeleine, parce que « ce document émanait d’une abbaye à laquelle Pothières cherchait à faire concurrence. » Et ailleurs (Romania, t. VII, p. 234), il écrit : « On s’explique sans peine que l’auteur de la Vita, tout en mentionnant l’abbaye de Vézelay (§ 77). n’ait rien dit de la translation du corps de la Madeleine : il n’était pas de son rôle de rien dire qui pût contribuer à augmenter la réputation d’un monastère voisin et peut-être rival. » — Rien n’indique que ces deux monastères aient été jamais rivaux ; mais il est constant qu’ils étaient voisins et, comme on va voir, que Pothières avait intérêt à augmenter la réputation de Vézelay. Si la Vita ne raconte pas la translation de la Madeleine, c’est sans doute parce que l’auteur considère cette relation comme connue, accessible à tous ; et, de fait, le traducteur bourguignon de la Vita l’ajoute en appendice à cette composition : ainsi faisait peut-être l’auteur même de la Vita. Il n’a cherché à expulser de la vie de Girard ni Vézelay (§ 77), ni la Madeleine (§§ 31 et 229), ce qui eût été lui enlever absurdement la principale cause de sa popularité. Vézelay, d’autre part, a bien accueilli la Vita Girardi émanée de Pothières : au commencement du XIVe siècle, on la lisait dans le réfectoire des moines à Vézelay aussi bien qu’à Pothières (Girard, éd. Mignard, p. 6) :

Quar en pluscurs mostiors la lisent la gciit d’ordre.
Cil qui ne m’en croira a Poutieres s’en voise,
A Vézelay aussi, si savra si l’on boise,
Car on lit au maingier, c’est chose toute certe.
Aussi comme des sainz les faiz Girart et Berte. </<ref>.

Pour dire la louange de leurs fondateurs, les moines de Pothières auraient pu représenter Girard comme un saint homme de baron qui aurait passé toute sa vie dans la prière et les bonnes œuvres ; livrés à eux-mêmes, et s’ils n’avaient voulu qu’édifier les bonnes gens du voisinage, c’est ainsi sans doute qu’ils eussent procédé, et nous n’aurions entre les mains qu’une vie de saint semblable à tant d’autres, faite de pieuses anecdotes. Nous ne pouvons que constater ce fait que le seul texte hagiographique qui soit consacré à la vie de Girard, et qui est leur œuvre, nous présente un tout autre personnage, un type aventureux et héroïque ; que les moines y cherchent à atteindre un public plus large que celui d’un réfectoire de couvent ; qu’ils y exploitent une chanson de geste, et que, dans la constitution de la légende de Girard, leur apport est inséparable de l’apport des jongleurs.