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a si ouvertement favorisé le succès. Par l’intermédiaire de cheikhs qu’elle arme et protège, elle peut substituer, sinon sa souveraineté, du moins son contrôle, à la domination si souvent nominale de la Porte dans tout le domaine de la race arabe, de la Méditerranée à la mer des Indes, de l’Arménie turque au plateau de l’Iran. Et sans entrer dans des hypothèses de politique conjecturale, les incidens de Koweit et de Tabah ont dû suggérer à l’Allemagne cette constatation de M. de Freycinet, « que l’Angleterre, maîtresse de l’Egypte et soutenue par la plus formidable marine du monde, pourrait, à son gré, devenir maîtresse de la Syrie et dominer à la fois l’Asie Mineure et la région de l’Euphrate, c’est-à-dire commander l’Empire ottoman et les voies de communication terrestres entre Constantinople et le golfe Persique ; de sorte que le grand chemin de fer de Bagdad, comme le canal maritime de Suez, dépendent d’une seule volonté[1]. »

Amie de l’Angleterre, alliée de la Russie, la France n’a pas, comme elles, sur le chemin du Drang, dans l’Asie Antérieure ou sur le golfe Persique, des intérêts vitaux à sauvegarder. Mais elle ne peut oublier ni sa situation privilégiée dans le Levant, ni les droits qui lui restent d’un passé glorieux. C’est nous qui, de temps immémorial, avons représenté, dans l’Asie turque, la civilisation des peuples occidentaux ; c’est notre langue qu’on y parle et, grâce à elle, c’est notre goût qu’on apprécie, notre génie qu’on aime. C’est nous qui avons détenu jadis le monopole du commerce et qui en gardons encore une bonne part. C’est nous qui naguère avons conduit au succès le grand œuvre de Suez : que devient notre prestige si nous nous désintéressons de l’affaire de Bagdad ?

Il faudra bien du reste que nous y songions quelque jour, ne fût-ce que pour écarter des conflits plus ou moins lointains, mais inévitables. L’Allemagne est engagée à fond dans ce Drang oriental qui satisfait son irrésistible besoin d’expansion. La Russie et l’Angleterre défendent, l’une et l’autre, sur ce même terrain, des positions essentielles. Un tel antagonisme ne peut qu’amener des chocs redoutables. N’est-ce pas à nous de les prévenir ? Pourquoi n’essaierions-nous pas de concilier, par une série d’accords, les ambitions en présence ? Déjà Londres et Pétersbourg

  1. De Freycinet, la Question d’Égypte. Calmann-Lévy, 1905.