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paraît extrêmement probable, surtout quand on rapproche de la lettre à L[andois] un fragment du Fils naturel où Rousseau crut se reconnaître[1], et la fameuse lettre de Diderot à Grimm que M. Tourneux date d’octobre ou de novembre 1757[2], et qui est un réquisitoire à la fois fougueux, haineux et larmoyant contre l’ami commun, où l’on relève des traits dont l’exagération et l’invraisemblance sautent aux yeux :


Que je ne voie plus cet homme-là, il me ferait croire aux diables de l’enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je frémirai tout le long du chemin ; j’avais la fièvre en revenant. Je suis fâché de ne pas lui avoir laissé voir l’horreur qu’il m’inspirait, et je ne me réconcilie avec moi qu’en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous ne l’auriez pas pu à ma place : je ne sais pas s’il ne m’aurait pas tué. On entendait ses cris jusqu’au bout du jardin.


Cette fois, aucun doute n’est possible, et l’on ne saurait interpréter de deux manières cet inconcevable document. Ecrite, comme le remarque Mme Macdonald, « dix mois avant la publication de la Lettre à d’Alembert, et cinq mois avant que Rousseau soupçonnât qu’il avait en Diderot un ennemi masqué plus qu’un ami sans jugement » (unjudicious), une pareille lettre suffit à mettre en garde contre tout ce que fit et tout ce que dit son auteur par rapport à Jean-Jacques.

Cependant, la Correspondance littéraire, exception faite pour la lettre à L[andois], s’abstint assez longtemps de toute attaque personnelle contre Rousseau. Elle juge sévèrement la Lettre à d’Alembert, sans y relever le trait si mérité qui frappait Diderot en pleine poitrine[3]. Dans un autre article, en signalant les pamphlets qui commencent à pulluler autour du morceau déjà fameux, elle en signale un, particulièrement injurieux, en ces termes : « il a couru en manuscrit une prétendue lettre d’Arlequin, qui m’a paru infâme, en ce qu’elle attaque moins les principes que la personne et les mœurs du citoyen de Genève[4]. » Grimm n’accuse encore Rousseau que d’être « un sophiste. » Après la Nouvelle Héloïse, le « sophiste » devient atrabilaire : « En quittant son genre, on ne dépose pas son naturel : aussi

  1. Macdonald, II, 42 sq.
  2. XIX, 446 sq.
  3. 1er déc. 1758, IV, p. 52-55.
  4. 1er fév. 1759, IV, p. 75-78.