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public. On oublie que ce même public avait fait à Rembrandt une fête enthousiaste, et applaudi à sa jeunesse comme il ne le fit jamais à celle d’un autre artiste. D’autre part, cette gloire ne fait que rendre la chute finale plus grave et plus profonde. Il y a là un double problème dont on n’a pas toujours donné d’explications satisfaisantes. On n’a pas assez vu l’état moral de la Hollande, ce qu’elle était, ce qu’elle attendait, ce que lui apportait Rembrandt à l’heure de ses premiers succès. On a trop négligé le point de vue de l’ « actualité. »

Au seuil du XVIIe siècle, la Hollande entre dans la phase la plus brillante de son histoire. Dans ce pays, où le sol même est une conquête sur la nature, un héroïque petit peuple vient de lutter victorieusement pour son indépendance. En quarante-deux ans de guerres opiniâtres, de sièges, de blocus, de famines, ils sont arrivés à leurs fins : ils ont arraché à l’Espagne l’armistice qui leur reconnaît le droit d’exister, de ne relever de personne, et d’être une patrie. Leur énergie, venue à bout de la première puissance militaire d’Europe, déborde et, n’ayant plus de nation à créer, se taille un empire dans le monde. C’est la seconde des grandes époques, l’ère des arméniens et des expéditions. Ils colonisent l’Océanie, ils découvrent la Nouvelle-Zemble. A l’intérieur, ils sont une démocratie. Aux grandes monarchies absolues et décoratives, ils infligent le scandale de leur liberté et de leur sagesse. Tout leur réussit, toutes leurs entreprises prospèrent. Après tant de sacrifices, l’opulence est venue, et le désir avec la faculté de jouir. Il ne leur reste plus qu’à se donner le luxe des peuples qui savent vivre, à conquérir un rang parmi les nations polies et à s’improviser une culture et un art.

Moralement, la Hollande, à cette date, est dans un état de « snobisme » national. Ce peuple de marchands heureux n’est qu’un État de parvenus. Ils le sentent, et leur amour-propre souffre de cette blessure. Ils sont du Nord, et leurs pareils passent un peu partout pour des cerveaux gothiques. Eux-mêmes se savent plus que d’autres suspects de barbarie. On leur accorde l’esprit positif et pratique, le génie des affaires ; mais le moyen de les croire sensibles aux plaisirs désintéressés et aux raffinemens du goût ? Pour comble de malheur, leur premier acte d’indépendance avait été une explosion de vandalisme ; aux yeux des nations ornées, latines et aristocrates, ils demeurent toujours