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front au nez un peu moins concave que d’ordinaire, il y a, dans tous les visages, des centaines de lignes ou de plans qui se retrouvent sensiblement les mêmes ou dont les différences, neutralisée par la lumière, ne peuvent être toujours rendues, ni même toujours ressenties. Mais le point de dissymétrie qui sera la clef de toute la dissemblance avec l’Espèce ou de la ressemblance avec l’individu se trouve bien dans le visage qui a servi de modèle. Ce n’est pas de son propre fonds que l’artiste l’a tiré : c’est du fond de l’âme qu’il a devant lui. Il a seulement dégagé ce trait distinctif de l’amas de lignes banales qui le cachaient aux yeux de la foule, et il a dit à cette foule : « Ce qui fait que vous avez une impression particulière en regardant cette figure et que vous la reconnaissez entre mille, tenez : c’est ceci ! » — De même, le paysagiste. Ce n’est pas en lui qu’il trouve le caractère particulier du paysage qu’il a sous les yeux : c’est bien dans la nature. Seulement ce caractère est obturé sous tant d’autres qu’il faut, comme le portraitiste ou le caricaturiste, qu’il le démêle, le lire du tas, le profile seul. La différence entre l’artiste et la foule est que l’artiste découvre ce trait spécifique dans le fouillis de la nature même, tandis que la foule ne le reconnaîtra qu’une fois tiré des autres et isolé par l’art. Sur le grimoire indéchiffrable de la nature, l’artiste pose la grille qui, ne faisant apparaître que quelques mots là où il y en avait mille, découvre, tout d’un coup, un sens continu et clair à un texte merveilleusement confus. Et la foule peut lire. Enthousiasmé, le philosophe qui, à cet égard, fait partie de la foule, proclame que l’artiste a interpolé quelque chose dans le texte, que « l’art est l’homme ajouté à la nature, » ou encore qu’un « paysage est un état, de l’âme, » ou encore que c’est « la nature vue à travers un tempérament. »

C’est une erreur de fait. Quiconque a travaillé d’après nature s’est vite aperçu que la nature infiniment riche et trop riche même n’a pas besoin qu’on lui prête, mais seulement qu’on lui dérobe, ni qu’on lui ajoute quoi que ce soit, mais, selon le mot de M. Cherbuliez, qu’on la « débrouille. » Si chaque artiste ne la débrouille pas de la même manière et n’en tire point le même sens, quoi d’étonnant ! Il n’est pas qu’un texte dans un paysage donné, comme il n’y a point qu’une figure dans une foule : il y en a des milliers, selon la saison, l’heure, l’atmosphère, et, fût-ce au même moment, il est rare qu’on ne puisse en lire plusieurs. Quand Bertin, Aligny et Corot travaillaient ensemble