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pour que l’abonné d’un journal aime à lire une si longue analyse fût-elle faite avec tout le talent que vous avez mis dans la vôtre. Je vous reproche donc d’abord de n’avoir pas choisi un auteur qui fasse plus de bruit et soit plus populaire. Je vous parle ici au point de vue du journal.

Je vous reproche ensuite de vous être cru obligé de peindre votre auteur avec tant de détails. Ceci tient encore du livre plus que du journal. Vous avez oublié que vous aviez affaire à des lecteurs pressés, assez ignorans, tenant peu à bien savoir, mais désirant qu’on leur crayonne en lignes saillantes les principaux traits de la physionomie littéraire de l’écrivain dont on leur parle ou de son histoire ; demandant à être intéressés par quelques couleurs vives et tranchées plutôt que par un tableau complet et soigné dans ses moindres parties. Nous avez un peu traité vos lecteurs en littérateurs. C’est ce qu’ils ne sont pas. Aucun abonné de journal ne l’est, au moins en lisant son journal. Voyez les notices que fait quelquefois Sainte-Beuve : il ne peint guère qu’un ou deux côtés de son modèle et il entremêle ses jugemens littéraires d’anecdotes et de traits qui excitent et réveillent l’esprit endormi et superficiel de son lecteur. Je ne dis pas que ce fût précisément un exemple à suivre, s’il s’agissait de faire un cours de littérature. Mais je le répète, vous écrivez pour un journal.

Nous avons beaucoup regretté que vous ne vinssiez pas chez nous à l’époque où je vous ai pressé de le faire. Nous avions en ce moment ici un vieux lord anglais fort aimable et sa fort jolie fille. Ma femme prétendait que vous tomberiez amoureux de la jeune lady, et moi j’affirmais que les philosophes sceptiques ne s’enflamment pas si aisément. Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous montrer qui des deux avait tort ? Vous auriez peut-être réhabilité Voltaire et le XVIIIe siècle dans mon esprit.

Ce sera pour l’an prochain, j’espère. Un attendant, veuillez croire à tous mes sentimens d’estime et d’amitié.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE.


Ici finit la première série des lettres. Mais l’amitié n’était pas finie, et la meilleure preuve que Tocqueville continuait à estimer Gobineau, non seulement comme homme de lettres, mais aussi connue politique, c’est qu’après son avènement au ministère des Affaires étrangères en 1849, il le nomma tout de suite son chef de cabinet. Combien les relations des deux hommes ont été cordiales à cette époque, nous en possédons heureusement