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collégien qui prétend avoir été si « nul » en narration française. « J’aimais déjà à écrire, mais pour moi tout seul, par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable… J’inscrivais dans ce journal moins les événemens de ma petite existence tranquille que mes impressions incohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêves des lointains pays. » Faut-il croire Loti quand il ajoute, en parlant de ces pages enfantines : « En fait d’art et de rêve, malgré le manque de procédé, le manque d’acquis, j’allais bien plus loin et plus haut qu’à présent, c’est incontestable[1] ? » Illusion sans doute d’un homme qui regrette sa jeunesse ! Ce qu’il faut noter du moins, et ce qui est en effet « assez particulier, » sinon « unique, » c’est que ce grand poète n’a jamais écrit de vers. « Jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l’idée ne m’est venue de composer un seul vers. Mes notes étaient écrites toujours en une prose affranchie de toutes règles, farouchement indépendantes. » Ce n’était point faute de comprendre la poésie. Il est tel vers d’Homère ou de Virgile qui déjà parlait à son imagination juvénile. Musset surtout lui fut une révélation, — une révélation qui, coïncidant avec les premières fièvres de l’adolescence, « le troubla comme quelque chose d’inouï, de révoltant et de

  1. A défaut de ces premiers essais, on nous a conservé quelques fragmens d’un autre journal, daté du mois d’août 1866. — Loti avait alors 10 ans, et il venait d’être reçu au Borda ; — c’est le journal de sa première traversée, au bord du Bouyainville, le long des côtes de France. Son individualisme y perce déjà d’une manière assez curieuse, et, avec son goût du « préadamisme, » son précoce talent descriptif. « La liberté individuelle, y déclare-t-il, est une des conditions indispensables de la vie. » Ailleurs, en face d’un « semblant de marais liassique, » entre -Port-Louis et Hennebont : « La vue est bornée de tous côtés par des chênes ou des châtaigniers énormes, et des pins maritimes imitent assez bien les gigantesques calamités des forêts primitives. La température est lourde, le ciel bruineux et plombé rappelle l’épaisse atmosphère de l’ancien monde… enfin un calme, un silence profond, quelque chose d’indéfinissable complète l’illusion. Nous restons longtemps en extase devant ce pays étrange. » En mer, un soir que « le ciel est pur, les étoiles brillantes et l’air tiède : » « C’est là un bien curieux spectacle. La crête de chaque lame, l’écume que nous faisons bouillonner en marchant, répandent une lumière semblable à celle de la lave, quoique plus douce encore : notre sillage s’étend derrière nous comme un long ruban lumineux, et des marsouins, qui viennent gambader autour de la corvette, laissent après eux des traînées de l’eu qui se croisent et s’entortillent comme des serpens de feu. » Enfin, voici un croquis de Bretagne, pris dans une excursion de Loguivy à Paimpol : « Les bois n’y sont pas touffus, les chênes y sont tordus et rabougris, mais tout cela est frais, vert et rongé de mousse. Il y a des petites chapelles grises enfouies au fond des bois, des crucifix dans tous les carrefours, des maisons antiques dans les arbres et de bonnes vieilles en coiffe assises à leur porte. (Michel Salomon, les Premières pages de Pierre Loti, dans Art et Littérature, Plon.)