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opposé : longues ondulations lisses, immenses boursouflures d’eau qui se succédaient avec une lenteur rythmée, comme des dos de bêtes géantes, inoffensives à force d’indolence. Peu à peu, soulevé sans l’avoir voulu, on montait jusqu’à l’une de ces passagères cimes bleues : alors on entrevoyait, un moment, des lointains magnifiquement vides, inondés de lumière, tout en ayant l’inquiétante impression d’avoir été porté si haut par quelque chose de fluide et d’instable, qui ne durerait pas, qui allait s’évanouir. En effet, la montagne bientôt se dérobait, avec le même glissement, la même douceur perfide, et on redescendait. Tout cela se faisait sans secousse et sans bruit, dans un absolu silence. On ne savait même pas bien positivement si l’on redescendait soi-même ; avec un peu de vertige, on se demandait si plutôt ce n’étaient pas les horizons qui s’effondraient par en dessous, dans des abîmes… Et maintenant, on était de nouveau au fond d’une des molles vallées, entre deux montagnes aux luisans nacrés, qui se mouvaient, — l’une en fuite, celle d’où l’on venait de glisser si aisément, et l’autre toute pareille, qui s’approchait menaçante. Cette eau chaude, aux pesanteurs d’huile, qui vous berçait comme une plume légère, était d’un bleu si intense qu’on l’eût dite colorée par elle-même, teinte à l’indigo pur. Si l’on se penchait pour en prendre un peu dans le creux de la main, on voyait qu’elle était pleine de myriades de petites plantes ou de petites bêtes ; qu’elle était encombrée et comme épaissie de choses vivantes. Autour de nous, il y avait aussi de ces coquillages appelés argonautes, qui naviguaient nonchalamment, toutes voiles dehors : surtout, il y avait une profusion de méduses flottantes, qui tendaient chacune, à je ne sais quels imperceptibles souffles, une transparente petite voile nuancée au carmin : sur la surface du désert bleu, c’était comme une jonchée de fleurs en cristal rose… [Après une lecture de Michelet, Reflets sur la sombre route, p. 330-354.]


Quelle merveille ! Et peut-on, je le demande, avec des mots, de simples mots, de pauvres petits signes noirs accouplas, mieux réussir à nous rendre non seulement spectateurs, mais acteurs de cette scène ? Sensations, idées, sentimens, tout ce que le poète a éprouvé, a senti, a pensé ce soir-là, il le fait passer en nous. Nous subissons l’accablement morne qui descend comme un suaire lumineux du « Baal éternel, » et qui peu à peu nous envahit, nous enveloppe, nous ensevelit irrésistiblement. Suspendus, ballottés entre deux infinis, redevenus une de ces imperceptibles choses avec lesquelles jonglent les grandes fatalités naturelles, nous abdiquons toute personnalité, tout vouloir ; nous ne sommes plus qu’une passivité sentante et souffrante ; nous rentrons indifférens au sein du Grand Tout ; nous nous sentons, au même titre que ces innombrables méduses flottantes, un atome, un reflet de la vie universelle, un moment de l’universel écoulement, un jouet de l’universelle Maïa. La poésie a produit ce