Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute sa pureté, la tragédie intérieure, le drame psychologique, et sont, dans la littérature du XIXe siècle, ce qu’il y a de plus « racinien. »

Par ce même travail d’analyse et en creusant toujours plus avant, Musset est arrivé à se composer une « philosophie de l’amour. » Pour célébrer l’amour on ne cessait, depuis Jean-Jacques Rousseau, d’associer à sa définition toute sorte de notions qui lui sont parfaitement étrangères ; on faisait de lui la source des grandes pensées et des mouvemens généreux. Ce que découvre Musset est que l’amour a sa raison d’être en soi. On ne doit lui demander que ce qu’il peut nous donner : la plus intense des émotions. On ne peut en attendre que ce qu’il laisse après lui : le souvenir de lui-même. C’est le sens de la fameuse tirade de Perdican. Le crime de Camille, pour lequel l’auteur la juge impardonnable, c’est qu’elle a voulu échapper à la loi universelle : aimer, souffrir par l’amour, garder doux et cher le souvenir de la souffrance passée. Et c’est ce que disent, avec une telle profondeur d’accent, les vers du Souvenir et, ceux de Tristesse.

Ce sens qu’il avait de la psychologie a, par une juste conséquence, fait de Musset un écrivain dramatique. Parce qu’il était un siècle de moralistes, le XVIIe siècle a excellé au théâtre et nous lui devons cette merveille : la tragédie classique. Parce qu’il ignorait l’âme humaine, le romantisme a échoué au théâtre. Lui seul, Musset y a réussi. Et plus encore qu’aux comédies de Marivaux, c’est bien à la tragédie de Racine que ses pièces font songer. Comme les classiques avaient soin de dépayser le spectateur et de donner à l’action un cadre assez vague pour qu’elle ne fût pas dépendante du lieu et du moment, de même Musset place la scène dans un décor indéterminé, irréel. A vrai dire, la scène n’est ni à Venise, ni en Bohême, ni en France, ni dans aucun pays mentionné par les géographies : la scène est dans le cœur des personnages. Ces personnages ne sont pas des êtres conventionnels : le héros byronien, le traître, le tyran, le bouffon, la courtisane, l’ingénue. Ils sont des êtres de chair et de sang — et surtout de nerfs. Ils existent, à telle enseigne que plusieurs sont le poète lui-même. On dit souvent qu’un auteur ne doit pas se mettre lui-même dans ses pièces ; et cela est exact, si, en intervenant dans l’action, il la fausse et il la refroidit. Mais, si l’auteur se connaît assez bien pour dresser de lui-même une image ressemblante et vivante, et s’il possède à un degré suffisant le don de s’extérioriser, on ne voit pas à quel titre on lui interdirait de faire passer son âme dans celle de ses héros. Donc Musset est tour à tour Fortunio, Rosenberg, Valentin, Fantasio et Perdican ; tous lui ressemblent et ils