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nous pourrions nous croire dans quelque pension d’étudiants. Sur les physionomies n’apparaissent aucun de ces stigmates de la misère morale, du vice, de la dégénérescence et du crime dont la vue rend si pitoyable la visite d’une de nos prisons ; les visages sont ouverts, énergiques, les regards fiers. Voici de jeunes Grecs, avec la fustanelle nationale ; ils sont arrivés tout récemment de Monastir où ils s’étaient battus, dans la prison, avec des musulmans ; il y avait eu des morts. Leur allure dégagée, légère, leur gaieté, leur loquacité, l’animation de leurs figures, font un curieux contraste avec leurs voisins, des Bulgares aux longs cheveux très bruns, à la barbe noire et hirsute, à la bouche taciturne, aux grands yeux sombres voilés de mélancolie, avec ce regard à la fois sauvage et mystique si caractéristique de certains Slaves. Presque tous ont des livres et travaillent avec acharnement : ils poursuivent leurs rêves et leurs espérances ; leur temps de prison est pour eux une préparation. Je vois entre les mains d’un Grec une grammaire franco-italienne ; des Bulgares apprennent l’anglais, le français. Beaucoup sont des professeurs, des instituteurs, des étudians, des prêtres. Nous causons avec les professeurs de l’école de Koumanovo, arrêtés en bloc lors de l’affaire Kouchef et condamnés pour affiliation au Comité : on a saisi des lettres adressées par eux au Comité de Sofia ; ils y demandaient de l’argent pour la propagande ; ils relataient que telle sentence du Comité avait été exécutée, que telle autre le serait. La plupart de ces hommes appartiennent aux classes les plus instruites, les plus intelligentes, c’est l’élite d’un pays et d’un peuple : dans leurs familles, à l’école, ils ont appris l’histoire des héros d’autrefois, de ceux qui combattirent et moururent pour la foi et l’indépendance ; eux aussi, ils ont voulu suivre ces nobles exemples ; ils ont communiqué, par l’enseignement, leur ardeur patriotique ; ils ont préparé, autant qu’il était en eux, la liberté de leur pays ; ils ont employé des moyens révolutionnaires, parfois même atroces, mais quel peuple cite-t-on qui se soit affranchi par la douceur et la patience ? Il y a eu, dans tous les pays, des hommes semblables à ceux-ci que la reconnaissance des nations honore comme des, héros, comme des martyrs. Qui sait si là, devant nous, dans ce lot de prisonniers, n’est pas l’homme qui délivrera sa patrie et dont la statue se dressera sur les places publiques ? L’image de l’un d’eux me hante, un grand Bulgare au large front bombé de penseur, aux prunelles