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années : c’est un bel exemple. Encore faut-il contrôler les plus certains des documens qu’on a recueillis sur place. Après quoi, il reste à faire un autre contrôle, plus difficile, celui de ses propres souvenirs ; il faut les vider de tout contenu personnel, les estimer à leur exacte mesure, les mettre à leur plan. À ce prix, et à force de renoncement et d’oubli de soi, on a chance que l’œuvre ait une signification et une valeur réelles ; on s’est soumis à l’objet : on a fait la physiologie d’une contrée et la psychologie d’un peuple.

Pour établir le type d’un pays, le premier élément dont il faille faire acception, c’est, de toute évidence, la nature. En ce sens, il n’est pas mauvais que le voyageur soit doublé d’un naturaliste. Par exemple, je me souviens d’avoir maintes fois frémi à lire des pages brillantes où des écrivains, maîtres des prestiges du style, ont fait grouiller pour nous la vie monstrueuse de la forêt vierge. Il ne me déplaît pas d’apprendre, d’un spécialiste en la matière, que dans les forêts vierges on ne trouve absolument rien. « Chacune d’elles est un désert de verdure où manquent et l’air et la lumière, où aucun animal ne peut trouver à vivre… Ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, pas une mouche, pas un papillon. En Nouvelle-Guinée, j’ai marché des heures, il m’en souvient, sous des arceaux de verdure, dressés sur des colonnes lisses, droites, hautes de plus de deux cents pieds et qui ne laissaient point tamiser les rais du soleil… Autour de nous le silence régnait, plus lourd que la température étouffante ; on eût pu entendre tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front. Mais quand on sortait de la forêt obscure, tout vibrait, pantelait dans l’air léger et la lumière[1]. » Tout écrivain de voyages doit être un écrivain descriptif ; et on sait assez que cet art de la description, s’il date du XIXe siècle, n’a cessé d’aller en se perfectionnant. Le défaut en serait aujourd’hui dans l’excès même de la virtuosité. On est arrivé à saisir toutes les nuances, à discerner tous les tons. Or, ce ne sont pas les accidens qu’il nous importe de connaître, ce sont les forces permanentes. Je veux voir sourire la précieuse nature japonaise ; je veux, dans l’Inde, sentir « l’accablement, l’immense besoin de repos et de quiétude en face d’une nature disproportionnée, violente et fluide où, toutes les choses visibles, incessamment renouvelées, sont toujours en train de naitre et de mourir[2]. »

Poussée dans ce sol, la plante humaine, qu’elle soit autochtone ou importée, y sera façonnée par diverses influences dont la principale

  1. Maindron, Dans l’Inde du Sud, p. 25.
  2. Chevrillon, Dans l’Inde, p. 42.