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filles de la civilisation française comme la langue française est fille du latin, mais qui ne seront pas plus la civilisation française que la langue française n’est le latin. » Il cède là voluptueusement à la grande erreur des linguistes, et notamment de Renan lorsqu’il dissertait sur les Arabes et les Berbères, de confondre langue et civilisation : la langue n’est pas attachée à la civilisation ni à la race ; il y a au Maroc des tribus essentiellement berbères qui parlent l’arabe mieux que des tribus arabes, et la langue, étrangère, que les Hovas ont adoptée rapidement en arrivant à Madagascar ne traduit nullement leur mentalité. Encore moins la langue est-elle déterminée par le « milieu, » qui n’a même pas profondément agi sur la constitution des Hovas. Ce n’est point par un dialecte propre que se peut le mieux exprimer le caractère esthétique d’une région ou même l’originalité d’une peuplade : elle se communique par l’ordonnance des mots et la finesse analytique du sentiment qui sont d’autant plus souples que la langue, parlée par un plus grand nombre d’hommes, est plus riche : en particulier, la langue malgache est bien moins apte que la langue française à exprimer le pittoresque bigarré des mœurs malgaches dans leur complexité actuelle et la couleur des paysages dans leur sécheresse chatoyante. Et il est assez illogique au gouvernement qui se refuse à enseigner le breton ou le provençal dans les villages où il est parlé, d’accorder plus de faveur au malgache qu’à la langue illustrée par Mistral ?

Depuis 1894, l’enseignement du malgache a été développé dans les écoles conformément à cette pensée qu’ « il doit être l’objet de tous les soins, la langue malgache étant le seul instrument de pensée qui soit fait à la mesure des cerveaux malgaches[1]. Cette langue se développera, s’enrichira ; son

  1. Plus analytiquement et péremptoirement, M. Raoul Allier dogmatise de Paris : « Eh bien ! je pose délibérément en principe que des hommes n’apprennent à réfléchir que dans leur propre langue, avec des mots qui sont bien à eux et dont ils saisissent toutes les nuances, avec une syntaxe qui incarne leur logique particulière. Ils n’y arrivent pas dans un idiome qui leur est étranger et dont toute la vie intime ne répond à rien dans leur vie intellectuelle. » A quoi l’observation répond : les indigènes, l’esprit éveillé par la nécessité de se l’assimiler, saisissent beaucoup plus les nuances et intentions d’une langue étrangère que celles de leur langue maternelle, devenue routinière et fruste pour eux. La syntaxe malgache, enseignée pédantesquement dans les écoles, ne peut incarner leur logique intime. Il ne peut être question de la vie intime d’une grande langue comme le français pour des indigènes à qui on en apprend ce qu’il y a d’extérieur. Enfin, comme il ne s’agit pas de leur apprendre à « réfléchir » dans le sens où M. Allier l’entend, sa remarque vaut surtout pour l’enseignement religieux et non pour les leçons de choses ; et la langue malgache est reconnue absolument impropre aux plus essentielles explications scientifiques. M. Allier oublie qu’en Europe même les enfans ont des bonnes étrangères. — Il cite victorieusement cet adage de M. Michel Bréal au sujet des écoles de France : « C’est pour avoir méconnu la force des attaches locales que notre culture est trop souvent sans racine et sans profondeur. » Veut-on prétendre que M. Bréal demande d’enseigner le breton en Bretagne ? Les attaches locales, ce n’est point la langue, mais l’histoire naturelle du pays.