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aujourd’hui des prestiges incomparables de la cadence et de l’harmonie pour fixer et pour répandre des vérités qui importent à l’avenir de la race humaine ? En France, c’est un fait que le langage des vers s’est plié aux plus divers emplois ; si nous le restreignons aujourd’hui à l’expression lyrique de nos émotions, c’est une conception tout arbitraire et qui méconnaît l’existence pourtant glorieuse de la comédie en vers, de l’épitre, de la fable, du poème didactique. Et à la date où nous sommes, quelle matière offrent aux chants du poète des découvertes qui ont bouleversé toutes nos idées, renouvelé toutes nos connaissances, reculé jusqu’à l’infini les bornes du monde ? Les fables mythologiques, dans toute leur richesse, égalent-elles la splendeur des données actuelles de la physique ou de l’astronomie. Quel enthousiasme plus légitime que celui dont les plus indifférens se sentent pénétrés à la vue des conquêtes toutes neuves et des bienfaits incalculables de la science ? L’inspiré de jadis a pour rival le savant d’aujourd’hui. La vieille doctrine de la hiérarchie des genres n’était pas sans fondement : elle nous autorise à mettre au plus haut degré le poème philosophique… C’est ainsi que Sully Prudhomme, après avoir commencé par être le traducteur de Lucrèce, était amené à rivaliser avec lui dans ses deux grandes compositions de la Justice et du Bonheur.

On a coutume de considérer cette double entreprise comme une sorte d’erreur infiniment honorable, et comme le type même de ces tentatives où il reste beau d’avoir échoué. Je ne crois pas que ce soit en faire suffisamment l’éloge. Il est difficile d’abord de n’être pas gagné à l’émotion dont on sent que le poète est pénétré. Quoi de plus dramatique que cette recherche passionnée à laquelle se livre l’auteur de la Justice poursuivant à tous les degrés de la création une idée qu’il ne trouve réalisée ni dans la nature, ni dans les rapports entre les espèces, ni dans les relations des individus ? Quoi de plus touchant que cet effort où se consume l’auteur du Bonheur pour saisir et fixer le mirage d’une félicité absolue que notre intelligence se refuse à concevoir ? Imparfaits sans doute, et, si l’on veut, manques dans leur ensemble, ces poèmes fourmillent de beautés de détail. La Justice ; où il est aisé de relever des vers rudes et rocailleux, contient quelques-uns des plus beaux sonnets qu’il y ait dans l’œuvre de Sully Prudhomme et dans la langue française. Le Bonheur, où abondent les vers prosaïques et qui ont tout juste une valeur de mnémotechnie, nous offre aussi de délicieux fragmens d’idylle ou d’élégie. Au surplus, on ne discute pas ce qui se présente avec le