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visées, écrivait-il sous les yeux mêmes de son ami, que l’œuvre de Sully Prudhomme a conquis les cœurs ; c’est par son côté purement sentimental et psychologique, c’est par la sincérité pénétrante et l’expression exquise de ses émotions… La partie impérissable de son œuvre, on peut le dire avec sûreté, ce sont les petites pièces où il a réussi à fixer en strophes harmonieuses et en paroles magiques les émotions les plus fugitives et les plus profondes de son cœur[1]. » Nous en conviendrons donc, nous aussi, mais en ayant soin de faire remarquer que ces petites pièces elles-mêmes n’auraient pas eu la même valeur si celui qui les a écrites n’avait pas eu l’âme d’un philosophe. Et à notre tour, nous chercherons uniquement dans les Stances, les Epreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses, le Prisme, l’essence de la poésie de Sully Prudhomme, — une poésie où se combinent les qualités du moraliste et du mathématicien, de l’artiste et du philosophe.

Pour bien comprendre cette poésie, il faut la suivre depuis son origine, la voir naître dans sa source ; et cette source n’est autre que la poésie de Lamartine. Sully Prudhomme a souvent répété que, pour lui, Lamartine c’est la poésie elle-même et toute la poésie ; l’aveu est précieux à retenir et on n’y a pas prêté assez d’attention. Entre les deux âmes de poètes, les analogies sont frappantes. C’est des deux côtés le même idéalisme, la même façon d’envisager la poésie comme une sorte d’ascension platonicienne, et d’aspiration à


ce bien idéal que toute âme désire
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour.


Rapprochez de ces vers de l’Isolement cette belle définition à laquelle s’arrête Sully Prudhomme dans son Testament poétique : « L’homme institué par la nature et sacré par les conquêtes de son intelligence et de son bras, roi de sa planète, après avoir si longtemps courbé son front sur la glèbe, le redresse. Debout, parvenu aux confins extrêmes de la vie terrestre et de quelque autre vie supérieure, il emploie spontanément son génie méditatif à concevoir cette vie. Hélas ! il n’y réussit pas, mais du moins il l’imagine et la rêve. Ce rêve par lequel il y aspire est proprement l’essence de la poésie et sa raison d’être. » Même conception de l’amour comme d’un culte, même inquiétude pour les problèmes de notre destinée, mêmes alternatives de découragement et d’espérance, même tendresse, même mélancolie, même

  1. Gaston Paris, Penseurs et poètes, p. 292, 295.