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allâmes à l’Opéra incognito ; mais nous fûmes reconnus et très bien reçus. J’ai dû forcer l’Empereur à avancer, car il ne voulait jamais venir au premier rang, lorsque j’y étais, et je fus obligée de le prendre par la main, pour le faire paraître : il est impossible d’être mieux élevé ou plus respectueux qu’il ne l’est envers moi. Puis, samedi après-midi, à cinq heures, il nous quitta ; mon ange l’accompagna à Woolwich. [Le Tsar] fut très ému en partant, vraiment et sincèrement touché de notre accueil et de son séjour, dont la simplicité et le calme lui plurent, car il aime beaucoup la vie familiale. Maintenant que je vous ai dit tout ce qui s’est passé, je vais vous exprimer mes opinions et mes sentimens, que partage Albert. J’étais tout à fait opposée à cette visite ; je craignais la gêne, les tracas, et même au début, je sentais que cela n’irait pas du tout. Mais en vivant ensemble, dans la même maison, tranquillement et simplement, — Albert dit avec raison que c’est là le grand avantage de ces visites : non seulement je vois ces grands personnages, mais je les connais, — j’arrivai à comprendre l’Empereur et réciproquement.

Il y a beaucoup de choses en lui, qui ne me sont pas sympathiques, et je crois que son caractère est un de ceux qu’il faut deviner et juger tout de suite tel qu’il est. [Le Tsar] est rude et sévère, avec des notions précises de devoir que rien sur terre ne lui fera modifier ; je ne le crois pas très intelligent, et son esprit est peu cultivé ; son éducation a été négligée ; les affaires politiques et militaires sont les seules choses qui aient pour lui un grand intérêt ; il est insensible aux arts et à toute autre occupation moins rude. Mais il est sincère, j’en suis certaine, sincère même dans ses actes les plus despotiques, en ce sens que c’est la seule façon de gouverner. Il ignore, j’en suis sûre, les terribles cas de souffrances individuelles qu’il cause si souvent ; car je puis voir par différens exemples qu’on lui cache complètement de nombreux actes, exécutés par ses gens de la façon la plus inique, alors qu’il croit respecter strictement la justice. Il pense aux décisions d’ordre général, mais ne s’intéresse pas aux détails. Et je suis sûre que beaucoup ne parviennent pas jusqu’à ses oreilles, et d’ailleurs, vous me le disiez, comment cela serait-il possible ? Il ne demanda absolument rien, exprima simplement son grand désir d’être dans les meilleurs termes avec nous, sans que ce fût à l’exclusion d’autres pays : il faut simplement laisser les choses en l’état… Je dirais qu’il est trop franc, car il parle très