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cela n’empêche pas les Américains d’être un peuple très fort. Les peuples forts sont ceux qu’anime, dans la vie publique, l’esprit d’union et de discipline, afin que la nation présente un corps solide ; les peuples forts sont ceux qui possèdent dans la vie privée l’esprit d’audace et d’initiative, de sorte que l’individu s’y développe et entreprend sans cesse. Les peuples qui possèdent ces qualités s’élèvent, les autres déclinent, et le plus ou moins d’instruction n’a rien à y voir. Mais si l’instruction n’est pas, par elle-même, génératrice de force morale ni de vertu civique, comme on l’imprimait il y a trente-cinq ans lorsque la France avait été battue par l’Allemagne, c’est un bien qu’il est agréable de posséder. Ces humanités inutiles, dont les fils de la bourgeoisie française sont forcés de se bourrer la cervelle depuis des siècles, ont affiné lentement l’âme des générations successives. Elles ont engendré chez nous le sens et l’amour du beau, que nous sacrifions volontiers à l’utile, ce que les Américains se gardent bien de faire.

Il est clair que les progrès de l’humanité, en art comme en littérature, sont une suite d’œuvres individuelles, non collectives ; qu’une foule n’est par elle-même capable de rien. Cependant l’influence que la masse exerce sur l’élite n’est pas moindre que l’influence de l’élite sur la masse. Cette dernière a la puissance du nombre, et cette puissance est très grande, crée la mode et l’air ambiant. Les architectes n’auraient pu, sans encourir des peines afflictives ou infamantes, planter au centre de toutes les villes des États-Unis ces désolantes maisons à vingt étages, les sky-scrapers, — racleurs de ciel, — s’il avait existé là-bas un public sensible aux lois de l’esthétique. Un tolle se serait élevé contre le premier qui eût prétendu gâter ainsi la perspective générale, pour tirer un meilleur profit des quelques mètres carrés de surface dont il était propriétaire.

Non que ce fût un crime en soi de dépasser le niveau commun. Nous avons dans nos vieilles cités des douzaines de constructions qui dominent les autres, et dont la silhouette se découpe sur l’horizon : ce sont des tours, des flèches et des dômes. Qu’ils soient laïques ou religieux, ils sont l’ornement et la gloire de ces agglomérations urbaines, dont ils rompent heureusement la monotonie et qui, autrement, ressembleraient à une banlieue sans ancêtres et sans idéal.

Mais, pour avoir le droit de s’offrir ainsi de toutes parts à