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sacrilège. Il nous a fallu ruiner toute la force synthétique de la musique, diviser sa beauté cohérente, éparpiller ses traits et dessécher sa grâce. Il nous a fallu tirer, des hymnes prophétiques, un mot à mot d’enfant. Cette ampleur d’expression, où éclate, d’un seul coup, tout ce que nos phrases discursives n’arrivent pas à présenter en longues files d’épithètes, où le sentiment déborde, complexe et vivant, nous l’avons réduite ; et nous n’avons regardé que séparées les grandes images qui s’y rejoignent. »

N’en croyez pas trop le modeste critique. Il s’ignore ou se méconnaît. D’un organisme « énorme et délicat, » tel que l’œuvre ou le génie de Sébastien Bach, s’il a distingué les élémens, il a bien su les rassembler ensuite, ou les refondre. A la finesse de l’analyse, l’ampleur de la synthèse a répondu. Sans compter que de ces deux opérations de l’esprit, l’esthétique, ou le sentiment, n’a pas eu le moins du monde à souffrir, et, n’en déplaise à M. Pirro, rien n’a péri, sous sa main, de la grâce ni de la beauté.

Enfin et surtout, nous voulons y revenir au moment de conclure, une étude comme celle-là marque une date et dans l’histoire de la musique de Bach en particulier et dans l’histoire générale de la musique. Elle y fortifie, si même elle ne l’y réintègre, le principe et le droit de l’expression. Un tel livre découvre, à propos de Bach et dans son œuvre, ce que Fauteur appelle fort heureusement « l’infinité des correspondances entre les qualités des sons et les qualités des choses. » Et cela est considérable, et cela est précieux. La croyance ou la foi dans l’expression de la musique a, comme toute autre, ses athées. Par bonheur, elle a ses apôtres aussi. Je sais bien que, même pour ses fidèles, elle a ses mystères, et les aura toujours. « Quelles relations de cause à effet l’esprit peut-il concevoir entre les ondes sonores, les vibrations de l’air, de l’eau, ou des molécules d’un corps solide, et les sensations, les pensées consécutives à ces vibrations ? » Lamennais a posé naguère cette question. Il n’y fut point encore et sans doute il n’y sera jamais répondu. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le fossé paraît infranchissable entre l’ordre de la matière et celui de l’esprit. Mais si la nature du rapport mystérieux nous échappe, le rapport n’en existe pas moins. Le livre que nous venons de lire n’a peut-être pas de plus grand mérite que d’en affirmer l’existence et de la démontrer.


CAMILLE BELLAIGUE.