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dont le cœur fût chaud et la tête froide, qui eût de l’esprit sans amour-propre et de la raison sans pédanterie, qui fût sévère pour elle-même et indulgente pour les autres, que tous les hommes vertueux désirassent pour épouse et qu’aucun n’espérât pour maîtresse... Il faudrait encore, pour prévenir l’inconstance, que le temps respectât tous ses agrémens et préservât, pendant une longue suite d’années, la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses yeux, l’émail de ses dents, la gaîté de son esprit et l’égalité de son humeur... Cette femme, le Ciel me l’a donnée. Si le sort m’enlève la jeunesse, la santé, la grandeur et la richesse, tant que je conserve ce bien, je n’ai rien perdu ! »


Malgré cette bonne entente et le charme de son foyer, ce fut un sursaut de joie chez Ségur quand, en avril 1782, il apprit sa nomination de colonel au régiment de Soissonnais et reçut l’ordre d’embarquer pour rejoindre son nouveau corps, qui faisait campagne en Amérique, dans l’armée de Rochambeau. C’était l’accomplissement d’un rêve anciennement caressé. Avec Lafayette et Noailles, ses proches parens et ses plus chers amis, il avait conçu ce projet dès le début de la guerre de l’Indépendance. Seul du trio, Ségur n’avait pu le réaliser, son père, ministre de la Guerre, s’y étant opposé longtemps. Malheureusement, la permission arrivait maintenant un peu tard, et à Rochefort, où il se morfondait en attendant l’heure du départ, les lettres de Paris laissant prévoir une paix prochaine le faisaient frémir d’anxiété : « Il serait dur, mandait-il à sa femme, de quitter tout ce qu’on aime et de faire 2 000 lieues, pour apprendre là-bas qu’on a fait un voyage inutile !.., Nous nous trouvons placés entre deux ridicules : celui de revenir à Paris sans avoir été en Amérique, et celui d’aller en Amérique pour y apprendre la paix[1]. » Bientôt toutefois les négociations échouèrent, et quand l’Aigle mit à la voile, emportant, avec Ségur, le prince de Broglie, les deux Lameth et le duc de Lauzun, tous ces jeunes cœurs étaient gonflés des plus belles espérances.

La traversée fut rude : presque au sortir du port, une épouvantable tempête mit les navigateurs à deux doigts du naufrage : « Broglie et Lameth, raconte Ségur, étaient si accablés du mal de mer, que, lorsque j’allai leur dire que nous étions en danger

  1. Lettres publiées par le duc de Broglie dans un volume des Mélanges de la Société des bibliophiles français.