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de son ambassadeur, lui signalant le risque qu’il courait de compromettre à la légère, par une démarche hasardée, la dignité du roi de France. À cette méfiance de la cour de Versailles correspondait, à la cour de Saint-James, une incrédulité mélangée d’ironie. Le projet de traité et son présomptueux inventeur y étaient raillés sans merci. Le chevalier de Metternich rapporte l’entretien qu’il eut sur cette affaire avec le chef du cabinet anglais[1] : « J’ai parlé de ce projet avec le ministre ; il en a ri, et m’a dit : Nous sommes sans inquiétude à cet égard, et nous n’avons cru devoir faire aucune démarche pour l’empêcher. Votre comte de Ségur est un homme aimable, plein d’esprit et d’agrémens, mais beaucoup plus propre à faire un traité d’amour qu’un traité de commerce... Nous laissons M. de Ségur jouir de tous ses succès à la cour de Russie ; nous savons que c’est à ses qualités aimables qu’il doit sa réussite ; il a francisé les dames moscovites, il leur a donné du goût pour les plaisirs de la société, qu’elles ne connaissaient pas encore. L’Impératrice, qui a elle-même infiniment d’esprit, n’a pu se refuser à rendre justice à votre représentant. Mais il y a une grande différence entre l’homme aimable et l’homme d’Etat. M. de Ségur est le premier ; il ne sera jamais le second... »

L’événement démontra bientôt que, fût-ce pour mener à bonne fin un traité commercial, l’esprit, la courtoisie et l’élégance de formes peuvent être d’utiles auxiliaires, surtout dans un pays de pouvoir absolu, dont le sceptre est aux mains d’une femme. La machine gouvernementale, en Russie, était alors exclusivement conduite par deux personnalités toutes-puissantes : d’abord, l’Impératrice elle-même, puis le prince Potemkin, son favori et son premier ministre. Ségur mit tout son art à les conquérir l’un et l’autre. Potemkin, autant qu’il paraît, fut le moins aisé à gagner : comblé d’honneurs, de pouvoir, de richesse, dégoûté de toutes choses pour en avoir joui sans mesure, le prince était le plus mobile et le plus capricieux des hommes, le plus difficile à fixer. « Au milieu de la paix, il ne songeait qu’à la guerre, et, dans un camp, il ne rêvait qu’à la paix. Quelquefois, il soupirait pour la retraite et les douceurs de la vie monacale et quittait ses occupations ministérielles pour se livrer aux disputes des Églises de Grèce et de Rome[2]. » Ce penchant

  1. Le 19 novembre 1735, Lettres du chevalier de Metternich.
  2. Galerie morale, par le comte de Ségur.