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pas de ceux qu’on oublie, sa modération sera aussi célèbre que son courroux, et l’histoire dira éternellement de qui il s’est rapproché [le Duc d’Orléans], de qui il s’est éloigné [Lafayette] ; mais ce qu’elle ne saura pas, ce sont les raisons particulières que j’ai de me plaindre de lui... Je lui présente mes salutations, et je le presse encore, avec une loyauté qu’il a souvent louée, de cesser de rendre si dangereux ce qu’il peut rendre si utile. »

La riposte de Mirabeau est d’une courtoise habileté : « Si votre lettre n’est pas digne de votre équité, elle l’est du moins de votre franchise. Je dois, dites-vous, savoir si j’ai rempli mes engagemens ; je le sais, en effet, et si je permettais à quelqu’un d’en douter, ce que je ne permets pas, c’est à vous que j’attesterais que je n’avais pas pris, en cette occasion, un seul engagement qui ne fût conditionnel... Je vous attesterais que M. de Lafayette m’a manqué de parole, et j’en donnerais une preuve sans réplique, qui serait celle-ci : M. de Ségur m’a dit que M. de Lafayette lui avait promis de faire telle chose, ainsi cela était vrai.. » Il se défend ensuite vivement de toute alliance avec celui qui s’appellera bientôt Philippe-Egalité, rappelant par allusion le mot sanglant qu’il a dit sur son compte : « On prétend que j’en veux faire mon maître ; je n’en voudrais pas pour mon laquais ! » Et après une diatribe sur la « déloyauté » de Lafayette, il conclut ainsi sa missive : « Croyez-moi, gardez-vous de compromettre votre vertu la plus chère et la plus estimable dans une compagnie si hasardeuse. M. de Lafayette a manqué à la parole qu’il m’avait donnée par votre organe ; je vous en plains, et ne me plains pas de vous, et vous semblez vous plaindre de moi. En vérité, cela serait trop étrange, si une sensibilité si honorable n’était très intéressante ! »

On ne peut nier que, dans cette escarmouche, Mirabeau garde l’avantage. Ségur le sentit bien, et sa dernière réplique témoigne de quelque embarras : « Vous estimez ma franchise. Elle doit vous faire croire que je n’ai pas dit la vérité d’un seul côté et que j’ai fait mes observations à tous ceux qui pouvaient les mériter... Ne parlons plus de ce qui est fait et ne peut plus se défaire. Les réflexions sur le passé aigrissent, les réflexions sur l’avenir sont seules utiles. Et si vous trouvez ma sensibilité honorable, ne me parlez pas de mes amis lorsque vous êtes injuste à leur égard, ou ne m’en dites que ce qu’il me convient d’entendre... Songez à la crise actuelle, au rôle que vous y jouez,