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de son attitude, dissipèrent bien des préjugés ; après deux semaines de séjour, le ton et les manières avaient singulièrement changé, et l’envoyé de France était maintenant traité avec la plus grande distinction. Mais le Roi demeurait hostile, personnellement blessé, gardant rancune des propos rapportés.

Somme toute, par son habile patience, Ségur avait sauvé sa situation personnelle ; quant au résultat politique, il ne conservait nul espoir de pouvoir rien obtenir ; tout lui démontrait, au contraire, qu’entre les cours de Vienne et de Berlin il y avait désormais partie liée, que l’esprit belliqueux l’emportait sans réserve et qu’un conflit sanglant était inévitable. Ségur l’écrivit à Paris, déclara sa mission à présent sans objet, demanda son rappel, et ne songea plus qu’au départ. Mais l’impatience, l’énervement, la rigueur du climat, avaient ébranlé sa santé, de tous temps délicate ; sa gorge s’enflamma ; des crachemens de sang survinrent ; il dut se mettre au lit, voir un médecin, se faire saigner. Le soir même, dans la ville, on racontait que l’on avait trouvé l’ambassadeur de France étendu dans son sang, la main crispée sur le manche d’un poignard. M. de Moustiers, son prédécesseur à Berlin, brave homme, mais de cervelle épaisse, recueillit l’anecdote, y crut avec candeur, la manda sur l’heure à Paris. Ainsi prit naissance une légende qui, accueillie sans contrôle, exploitée avec empressement en certains milieux politiques, fit promptement le tour de l’Europe.

Les derniers jours de février, le prétendu suicidé, encore malade et grelottant la fièvre, quitta la capitale prussienne : « Le comte de Ségur, écrit le 1er mars un des correspondans de Bouillé[1], est parti dans un état pitoyable ; je ne sais s’il pourra faire la route sans s’exposer à périr, car, la veille de son départ, il a encore craché le sang. » La dernière dépêche de Ségur est datée du 25 février ; il y prédit la guerre prochaine, et termine par ces mots, empreints d’un sombre pessimisme : « Nous sommes dans une crise effrayante ; la destinée des Français dépend de leur conduite. Si le désordre continue, si le gouvernement n’a pas la force qui lui est nécessaire, on nous regardera à la fois comme des voisins dangereux et comme une proie facile, et, dans cette supposition, toute la valeur française ne pourrait nous préserver des plus grands malheurs. »

  1. Lettre du général Heymann.