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particularité de l’âme de ses modèles sans que telle ou telle pièce non seulement nous atteste cette particularité, mais nous en indique les causes, le développement, et les suites. Plus heureux que nous ne l’avons été, nous qui ne disposions que des vains et fallacieux commentaires des critiques d’art, ceux qui visiteront, dorénavant, le musée du Prado, pourront le faire en compagnie d’un guide d’une sûreté et d’une utilité sans pareilles, leur permettant de saisir jusqu’aux moindres nuances du drame qui se joue là.


L’intrigue du drame est à la fois très simple et très émouvante. C’est l’aventure d’un jeune prince pourvu des dons les plus remarquables, intelligent et bon, aussi apte, par nature, à discerner la valeur morale des âmes que la valeur esthétique des œuvres d’art : et pourtant condamné à une impuissance complète, pendant qu’autour de lui s’écroule, pierre par pierre, le gigantesque édifice impérial que lui ont légué ses pères. Un mauvais hasard lui a donné pour maître et pour ami, dans sa jeunesse, un homme qui, au point de vue intellectuel, lui était bien inférieur, mais d’un tempérament plus robuste, et tout occupé à le dominer par tous les moyens, de façon à pouvoir ensuite réaliser, en son nom, une foule de grands projets plus ou moins chimériques. A cet ami, devenu bientôt son ministre, le jeune prince confie d’abord toute la partie ennuyeuse et fatigante de son métier de roi : et d’autant plus volontiers que le ministre s’ingénie sans cesse à lui offrir des sources nouvelles de plaisir, artistique ou galant. Puis, peu à peu, il se déshabitue entièrement de régner, malgré les efforts de sa charmante jeune femme et de ses frères pour le rappeler à ses devoirs royaux. Il s’amuse, il se construit un magnifique palais, il jouit de voir jaillir les chefs-d’œuvre que crée, pour lui seul, son cher Velasquez, il improvise de gentils poèmes en concurrence avec Quevedo, il chasse, il assiste pieusement aux cérémonies des églises ; ou bien, entre deux amourettes, s’attarde à causer tendrement avec sa femme, toujours la mieux aimée, et à sourire de la malice ingénue de son fils, le gracieux et passionné Balthazar Carlos, en qui semble revivre le génie de son aïeul Henri IV. Mais un jour vient où le malheur s’abat sur son royaume et sur lui. A peine s’est-il enfin délivré de la tyrannie de son ministre, que sa femme meurt, puis son fils ; et voici que, en même temps, ses troupes sont battues sur terre et sur mer, deux grandes provinces de son empire se révoltent, la misère s’étend des villages et des villes jusque dans son palais, où parfois ses enfans sont envoyés au lit sans avoir diné ; et lui, qui de tout son cœur souhaiterait d’agir,