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j’y veux vivre sans aucune marque de royauté, puisque je ne suis plus qu’un simple particulier ; je n’emmène aucun train, ni gentilhomme, ni garde, je ne conserve qu’un attelage, quatre valets de pied, un valet de chambre, deux cuisiniers et cent cinquante mille livres de revenu ; c’est assez, n’est-ce pas, pour un gentilhomme de province ?

Se retournant vers son fils qui assistait à cette étrange conversation : « Eh bien ! Carlin, quoique je ne me soucie plus d’avoir la moindre influence sur les affaires, je me flatte que tu voudras bien, pour m’amuser, m’envoyer, chaque semaine, un bulletin de ce que tu auras fait et décidé ; je serai ainsi mieux tenu, que par les gazettes, au fil des événemens. »

Un dernier trait parlera cette jolie scène de famille.

Blondel, à peine revenu de Rivoli, voyait arriver un courrier qui lui annonçait la naissance de M. le duc d’Anjou, ce premier enfant du roi Louis XV. Blondel accourt au palais, où Victor-Amédée vient lui-même de rentrer, gratte à la porte de l’antichambre, frappe, frappe plus fort ; enfin, une voix qu’il reconnaît pour celle de Carlin demande qui est là. Blondel crie la nouvelle à travers la porte. Carlin, sans ouvrir, répond qu’il va prendre les ordres de son père, puis revient et introduit Blondel chez Victor-Amédée, qu’il trouve sur sa « chaise percée, » — la « chaise percée » était protocolaire, en ce temps-là.

— Brûle du papier, mon cher Blondel, clame joyeusement le vieux Roi, mais je n’ai pas voulu tarder une minute à te témoigner ma joie de la naissance de mon premier arrière-petit-fils.

Puis, sans se lever :

— Me permets-tu, Carlin, de répondre à Louis en ta présence ?

— Votre Majesté se divertit à mes dépens, répond Carlin. Votre Majesté sait bien qu’elle est toujours maîtresse.

On appelle le secrétaire Lanfranchi, on dicte, on signe, on cachette sans désemparer. Blondel salue et expédie le lendemain à Versailles ces félicitations écloses dans une si cordiale intimité.


IV

Après trois jours du plus heureux voyage, Victor-Amédée arrivait à Chambéry pour trouver son château fort délabré. Les soldats de Tessé, de La Feuillade, n’y avaient respecté que le donjon, deux ou trois vieilles tours, et, enfin, l’admirable chapelle