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Evoquant la tragique figure de la Niobé antique, elle estime qu’autant et plus qu’elle, elle eût mérité d’être transformée en un rocher inanimé.

Il faut avouer qu’il y a de l’excès dans ces larmes, et que, si sincères qu’elles puissent être, elles finissent par agacer un peu. Il y a d’ailleurs tout lieu de croire que, dans le récit de ses infortunes comme sur tant d’autres points qui touchent à sa personne, Anne Comnène, consciemment ou non, a exagéré les choses et présenté les événemens sous un jour plus tragique que véritable. Il se peut qu’en ses toutes dernières années, cette vieille princesse, survivante d’un âge disparu, qui avait toujours à la bouche le nom du grand Alexis son père, ait paru un peu encombrante et fastidieuse à son jeune neveu l’empereur Manuel, et aux brillans courtisans qui l’entouraient. Mais il n’eût tenu qu’à elle peut-être de vivre en bonne intelligence avec son frère l’empereur Jean. Ce prince d’humeur clémente et douce ne garda, on l’a vu, nulle rancune au mari de sa sœur d’avoir été l’instrument des projets de celle-ci ; il traita avec une semblable bienveillance les fils de cette sœur, et au lendemain même des intrigues ourdies par elle contre lui, il fit célébrer au palais impérial, avec une magnificence extrême, le mariage de ces deux jeunes gens. On sait aussi comment il pardonna à Anne d’avoir conspiré contre sa vie, comptant que cette magnanimité chevaleresque éveillerait quelque remords dans une âme troublée et y ramènerait un peu d’affection. En tous cas, même dans sa retraite, la vie de la princesse fut moins isolée qu’il ne lui plaît à dire : on sollicitait sa protection, ce qui fait croire qu’elle n’était pas sans influence. Et enfin, si tristes, si mélancoliques qu’aient pu être ses dernières années, il ne faut point oublier qu’en somme elle devait s’en prendre à elle-même plutôt qu’à la destinée. Certes, ce dut être pour elle une chose étrangement dure, de porter jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans la rancune de sa défaite, de voir le triomphe de ses adversaires, de sentir, pendant trente années, que tout rôle était fini pour elle. Mais c’est elle-même qui l’avait voulu.

Les lettres qu’avait aimées sa jeunesse furent dans sa retraite sa suprême consolation. Elle eut une petite cour de savans, de grammairiens, de moines, et elle versa dans un beau livre, l’Alexiade, toutes ses tristesses, tous ses regrets, toutes ses rancunes, tous ses souvenirs.