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Le problème d’esthétique se résolvait en un problème de morale, et de morale sociale. En un problème très actuel, très pressant, et qui le détourna dès lors de l’esthétique pure et le prit tout entier. Le bonheur et la beauté, les harmonies du passé dont témoignaient toutes les pierres de Venise lui rendaient plus sensibles la tristesse, la laideur et les désordres du présent. L’artisan vénitien du XVe siècle le faisait réfléchir à l’ouvrier anglais de Birmingham et de Manchester. Il eut pitié de l’âme de cet ouvrier jusqu’à ne plus pouvoir penser à autre chose. Il voyait que le travail industriel moderne, soumis aux seules lois insensibles de la concurrence, est antagoniste de la vie, qu’il détruit ou dégrade chez l’homme les forces divines qui sont ses valeurs absolues, et que, pour le sauver, c’est toute une éthique sociale, toute une nouvelle économie politique fondée sur la notion de ces valeurs qu’il faut prêcher au monde industriel moderne.

Il découvrait ce qu’il appela sa mission ; l’idée qui dirigea la seconde et principale partie de sa vie commençait à le posséder. Il écrivit ces Pierres de Venise, dont Carlyle, avant lui défenseur de l’âme contre le « Mammonisme » régnant, lui dit dans une lettre : « Un étrange, un inattendu et, me semble-t-il, un excellent et très vrai sermon sur les pierres,… et qui m’est un signe singulier des temps. »


II

À Venise, comme ailleurs, la contemplation de l’œuvre d’art le conduisait à la méditation du bien et du mal. Mais bien plus que la peinture, c’est un art social que celui de l’architecte : les églises et les palais de Venise lui parlèrent du bien et du mal d’un peuple. Leur splendeur signifiait religion, vertus domestiques, constance, gravité des âmes, rectitude des vies, dévouement à la cité et aux idées communes. Cette merveilleuse floraison de pierre, quel courage et quelle patience l’a fait lever de la mouvante lagune et de la vase primitive et sans force ? Quelle foi a peuplé ce ciel d’une forêt de campaniles dont les voix glissant au-dessus des rues liquides chantent la gloire de tous les saints locaux ? Quel religieux orgueil de la cité a dressé au cœur magnifique de Venise, au pied du palais de ses doges, devant le quai de marbre d’où ses rouges galions s’élançaient pour la