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tout meure en lui de ce que Dieu avait fait pour sentir, rêver, penser, vouloir. Une sensation lui reste, celle de sa souffrance ; une pensée, celle de sa dégradation ; un rêve, celui de L’affranchissement ; une volonté, celle de la révolte. Il sait sa honte, et voilà ce qui le pousse avec ses frères, ceux qui ne sont plus que pullulante multitude, proles, prolétariat, à tant d’efforts incohérens et tumultueux vers un vague idéal de liberté. Leur cri contre les riches n’est plus seulement celui de la faim et de l’envie. « La faim et l’envie sont de tous les temps, et jamais la société n’avait tremblé dans ses fondemens comme aujourd’hui. Le mal affreux de notre monde, ce n’est pas que les ouvriers soient mal nourris : c’est qu’ils ne trouvent aucune joie au travail qui leur donne du pain, en sorte qu’ils n’imaginent de joie possible que dans la richesse. Ce n’est pas qu’ils ressentent le mépris de leurs maîtres : c’est qu’ils se méprisent eux-mêmes, et ne peuvent pas supporter ce mépris-là[1]. » Car ils sentent bien que ce labeur auquel ils sont condamnés est de l’espèce qui avilit, et qu’ils sont tombés au-dessous de l’homme.

Tombés plus bas que l’esclave antique ou le servile manœuvre de la Renaissance. Car ceux-là n’étaient point victimes de la plus démoniaque et sacrilège invention de la grande industrie moderne, cette division du travail qui limite l’activité humaine à doux ou trois gestes répétés trente fois à la minute, quinze ou dix-huit cents fois à l’heure, quinze ou dix-huit mille fois dans la journée, avec une continuité, une exactitude que rien n’égale dans la nature vivante, qui met l’homme hors de la nature, l’assimilant exactement à ces engins qu’il a construits et qui, produisant mieux, plus régulièrement et plus vite que lui-même, mieux que lui-même réalisent son nouvel idéal. « La division du travail ! Ce n’est pas le travail qui est divisé : c’est plutôt l’homme. Divisé en simples segmens d’homme, écrasé en menus fragmens et miettes de vie, si bien que le vestige d’intelligence qui lui reste ne suffit pas à fabriquer une épingle ou un clou, mais s’épuise à produire une pointe d’épingle ou une tête de clou. C’est une bonne chose de produire beaucoup d’épingles dans une journée, mais si nous pouvions voir quel est le sable de cristal pilé qui en aiguise les pointes, — sable des âmes humaines pulvérisées si fin qu’il faut une forte loupe

  1. Stones of Venice, II, vi, § 15.