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à cette dernière catégorie. Lorsque M. Barrès eut la pensée d’évoquer ce philosophe dans un autre chapitre des Déracinés, l’auteur des Origines n’était encore qu’un homme célèbre, et il y avait alors une réelle originalité à le transformer ainsi, parallèlement à Bonaparte, en une sorte de héros. Cette originalité paraîtra plus rare encore, et plus touchante, si l’on songe à tout ce qui sépare Taine de tels autres demi-dieux du panthéon de M. Barrès. Lui aussi pourtant, M. Barrès nous apprend à l’aborder dans un esprit et avec des sentimens religieux. Non pas que l’auteur de Au service de l’Allemagne et de tel chapitre de Du sang éprouve, à l’égard de Taine, les belles ardeurs d’un Paul Bourget ; on montrerait aisément le contraire ; mais si nos sympathies ne dépendent pas de nous, M. Barrès entend bien commander à ses puissances d’enthousiasme. Il appliquerait volontiers au culte des héros ce que Térence disait de l’amour, extrema linea amare, haud nihil est : les plus humbles pratiques de ce culte sont encore d’un très grand prix. D’ailleurs, cette religion, aux rites si bien réglés, aux formules si précises, a ses fièvres tout comme l’amour. « Rien ne ressemble plus aux troubles d’un amant que l’émulation de celui qui sent les prestiges de la supériorité. »

Est-il besoin, maintenant, Français que nous sommes, que nous expliquions à ceux du dehors qu’un pareil enthousiasme n’est pas ruiné, pas même gêné par notre irrévérence naturelle ? Ce carabin de Rœmerspacher, au plus fort de son extase, fait de bien étranges remarques sur le bas du visage de Taine, et Sturel regarde bien en face le Napoléon de Sainte-Hélène « obèse avec un grand chapeau de planteur. » Encore ces menues libertés paraissent-elles bien innocentes auprès de tel chapitre de Sous l’œil des barbares et de la brochure sur Renan. Car, n’en doutez pas, Renan, plus que Taine, fut un des héros de M. Barrès, « un de ces hommes d’exception » qu’avaient construits les rêves de sa jeunesse, « et à cause desquels il s’était méprisé pendant des années. » Depuis lors, M. Barrès avoue bien s’être un peu ressaisi, mais en 1888, sa ferveur renanienne ne le cédait à aucune autre. Alors, comment pardonner le péché irrémissible commis par le jeune écrivain ? Comment expliquer que l’on puisse être ainsi, au même moment, fanatique et sacrilège ? Renan faillit y perdre son breton. Il fit, et d’autres firent avec lui, comme ces hommes du Nord que scandalise la bonne