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sont sujets à une sorte de griserie qui les porte à faire table rase du passé, à toujours détruire pour reconstruire, à n’apercevoir ni une limite à leurs progrès, ni un terme à leur prospérité. Nous permettra-t-on, ici, un souvenir personnel ? Nous entretenant un jour avec plusieurs Bulgares de marque, parmi lesquels le très distingué maire de Sofia, nous témoignions notre admiration pour le travail colossal qui transforme la petite ville d’autrefois en une capitale moderne, dotée de beaux monumens, de larges avenues, de palais, d’hôpitaux, de tous les organes nécessaires à la vie d’une grande cité ; mais nous exprimions aussi le plaisir que nous avions goûté en pénétrant, près de la nouvelle cathédrale, dans les vieilles petites chapelles presque enfouies sous terre, basses et humiliées comme les anciens Bulgares, ceux d’avant l’indépendance, qui venaient y invoquer les naïves et saintes icônes pour la délivrance de la patrie ; nous disions enfin l’attrait de nos visites à l’église à demi ruinée qui seule reste encore debout du monastère d’où Sofia tire son nom et son origine, et à la dernière mosquée dont le minaret, quand on suit le boulevard de la Gare, semble marquer l’entrée de la ville nouvelle. Nos interlocuteurs s’étonnaient et, visiblement, ne comprenaient pas l’intérêt qu’on pouvait prendre à ces vieilles choses : on n’avait pas encore eu le temps de les raser, on construirait une belle église neuve à la place des bicoques anciennes, et quant à la mosquée, elle dérangeait la perspective rectiligne des boulevards et dépassait l’alignement, on la démolirait donc. Nous contâmes alors, en manière d’apologue, à nos amis bulgares, l’histoire d’un illustre cousin germain de leurs ancêtres asiatiques, le grand Khübilaï-Khan. petit-fils du fameux Tchinghiz-Khan : quand il eut installé à Pékin, dans la capitale des Empereurs d’Or, centre et foyer de toute civilisation, la dynastie mongole, il fit venir des graines des herbes qui poussent librement dans les steppes de l’Asie centrale et les fit semer dans une cour de son palais merveilleux ; puis, montrant à ses enfans cette minuscule prairie, il leur dit : « Souvenez-vous de vos ancêtres et de vos humbles origines ; gardez ce pré : c’est l’herbe de modestie… »

Certes, les Bulgares d’aujourd’hui ont le droit d’être fiers de l’œuvre qu’ils ont accomplie, de la patrie qu’ils ont ressuscitée, des lois qu’ils ont établies, de l’instruction qu’ils ont répandue, des établissemens scientifiques qu’ils ont fondés, de l’armée où