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Si vous m’aviez aucunement consulté, je vous aurais directement détourné d’un projet auquel vous êtes spécialement impropre, d’abord moralement, et puis comme radicalement dépourvu d’un vrai talent d’exposition, suivant l’indication résultée de votre inaptitude à parler, et confirmée par l’extrême médiocrité de vos deux lettres manuscrites sur le pouvoir spirituel. Faute d’obtenir votre renonciation, j’aurais peut-être gagné la réduction au tiers d’un volume dont l’étendue, plus que double de celle de mon Catéchisme, forme un étrange contraste avec les qualifications de abrégée et populaire que votre titre attribue à cette compilation.

Ma résolution de ne pas lire cet opuscule, par suite de mon régime cérébral, était formellement déclarée, avant que j’eusse définitivement conçu de vous la triste opinion intellectuelle, et surtout morale, que votre conduite, depuis trois ans, m’a graduellement inspirée[1]. Des écrivains, même non positivistes, qui connaissent des habitudes auxquelles j’ai rarement renoncé, m’ont souvent envoyé leurs livres, à titre d’hommages, quoiqu’ils n’eussent aucun espoir d’être spécialement honorés d’une telle exception. Vous seul, peut-être, étiez réellement incapable d’éprouver le besoin de m’adresser le premier exemplaire d’un travail émané de moi ; ce qui, d’ailleurs, devrait peu m’étonner, depuis que je sais qu’il fut entièrement exécuté dans un état continu d’exaspération personnelle contre le fondateur de la doctrine qu’on y prétend exposer. Néanmoins, par des motifs qui vous sont peu favorables, j’ai spécialement annoncé que, malgré mon régime, je perdrais vingt heures en sept séances à lire votre compilation, dont j’ai fait immédiatement acheter un exemplaire après la lecture de votre étrange lettre d’hier. Quand j’aurai scrupuleusement accompli cette corvée nécessaire, je vous adresserai, sur ce livre et sur vous-même, mon jugement définitif, que je saurais loyalement modifier si, contre mon attente, cet examen approfondi m’inspirait une opinion moins défavorable. Salut et Fraternité.


Comte a pu être choqué de ne pas recevoir l’hommage d’un livre « émané de lui. » Mais, d’un autre côté, s’il avait voulu le lire sans parti pris, il n’y aurait pas trouvé la moindre trace de « l’état d’exaspération » dont il se plaint. Si, du reste, cet état avait réellement existé, il aurait transpiré dans la correspondance. Or, les lettres que Comte et de Blignières échangèrent dans les années 1855 et 1856 sont empreintes de la même cordialité que les précédentes. Le contenu en est peu intéressant ; elles se rapportent presque exclusivement à des affaires privées, aux projets de mariage de Célestin de Blignières, à ses changemens de résidence ou de domicile, aux ennuis de son métier ;

  1. Son régime cérébral consistait à travailler sans interruption cinq jours de la semaine, du vendredi matin au mardi soir, à sortir le mercredi, et à consacrer le jeudi aux entrevues et à la correspondance. Il était alors occupé de sa Synthèse subjective, dont il ne put terminer que le premier volume.