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estimée, on n’a jamais entrepris de l’exterminer. La nature, d’ailleurs, en mère prévoyante, proportionne toujours les moyens de défense aux moyens d’attaque. Les faibles trouvent pour leur préservation des armes efficaces. Les brochets n’ont pas plus réussi à dépeupler le lac que les oiseaux de proie à faire le vide dans nos forêts[1].

La carpe est importée. Borghi, qui a dressé, il y a cent ans, la carte du Trasimène, raconte que son père y mit vingt-six carpes ; elles ont prospéré, et petits poissons, avec le temps, sont devenus grands. Vagabondes et fantaisistes, les carpes s’en vont souvent flâner le long du rivage. Cette fièvre de curiosité leur vaut quelquefois un coup de fusil du chasseur aux aguets.

Des deux espèces de gardons qui fréquentent, le lac, l’albo est insipide et dédaigné ; la lasca, poisson de la longueur d’un doigt, a la pupille de l’œil noire et l’iris argenté ; ses nageoires sont tachetées de rouge, hormis celle du dos ; le dos se teinte de vert clair comme la tête, le reste du corps a la couleur et l’éclat de l’argent. La lasca fit de tout temps les délices des Pérugins, à telles enseignes que les troupes d’Arezzo ayant, à certain jour du moyen âge, battu à plate couture celles de Pérouse, les Arétins, par dérision, pendirent les prisonniers haut et court avec des lasche suspendues à leur ceinture. Cette plaisanterie mortifia les vaincus : ils en tirèrent sans tarder une vengeance exemplaire.

Les Pérugins avaient l’épiderme chatouilleuse. Le pape Jean, vingt et unième du nom, les ayant priés de lui envoyer des lasche dont il raffolait, le conseil de la ville s’assembla. Après une grave délibération, on décida de déférer à la requête du Saint-Père, en lui faisant observer, toutefois, que le lac de Trasimène et ses poissons faisaient partie du patrimoine de Pérouse. Ceci se passait en 1277. Lorsque, dans la suite des temps, l’Ombrie tout entière fut soumise à la tiare, les pontifes romains cessèrent de solliciter ce qu’ils pouvaient exiger. Chaque année, à la fin du carême, un convoi partait du Trasimène pour la Ville éternelle. Il apportait, sans avis préalable du conseil de Pérouse, des bourriches de lasche destinées à figurer pendant la semaine sainte sur les tables du Vatican.

  1. La France est devenue récemment la cliente du Trasimène. On a expédié en 1902 plus de 2 000 kilogrammes de brochets au-delà des Alpes. Lyon constitue un des principaux débouchés pour les brochets.