Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il se fût agi d’un camarade indélicat, et dont il eût eu à se plaindre personnellement, tant était déjà forte sa ferveur pour l’impérieux évoque de Meaux…


D’où provenait chez lui cette « passion de la règle, » si rare d’ordinaire parmi les jeunes gens, et qui, à première vue, ne semble guère convenir aux individualités très fortes ? Affaire d’éducation familiale, peut-être, ou d’hérédité, — car il était d’origine vendéenne ; — affaire aussi de tempérament personnel, car il avait l’humeur volontiers contredisante, et, l’individualisme étant à la mode au temps de sa jeunesse, nul ne s’étonnera, — il l’a du reste avoué un jour[1], — qu’il ait été violemment tenté de rompre en visière avec cette dangereuse attitude de l’opinion contemporaine. Ajoutons que, qui dit individualité vigoureuse ne dit pas, en fait, et nécessairement, farouche individualiste. L’individualisme n’est pas toujours signe de force : il est souvent même une marque de faiblesse. Les vrais forts sont ceux qui créent autour d’eux l’ordre et la discipline : soit que, comme un Bossuet, ils ajoutent à la tradition l’autorité de leur voix et la force de leur exemple ; soit encore que, comme un Calvin, ils refassent de toutes pièces une tradition qu’ils imposent aux autres. Brunetière ressemblait surtout au premier par l’ardeur impérieuse et par la brusque vigueur de l’élan. Quand il le rencontra sur sa route, il se reconnut, il s’aima en lui. Il aurait pu choisir plus mal.

Une autre influence décisive, et qui vint corroborer les précédentes, fut celle des événemens de 1870. On ne saurait, je crois, s’en exagérer l’importance. C’est M. Jules Lemaître qui faisait récemment observer que d’avoir vu ou de n’avoir pas vu la guerre créait entre les Français une véritable différence de mentalité. L’observation est d’une pénétrante justesse, et elle ne s’applique à personne mieux qu’à Ferdinand Brunetière. Il avait vu

  1. « Au début de ma vie littéraire, je n’ai peut-être obéi qu’à un mouvement de mauvaise humeur, en attaquant ces nombreuses écoles dont les adeptes avaient la rage de se mettre toujours en scène, et de ne parler de rien, de ne s’intéresser à rien qu’à propos d’eux et de leur personne. Mais ma mauvaise humeur, en ce cas, m’avait bien inspiré, j’ai su depuis le reconnaître, et ce n’était pas en moi, mais hors de moi, qu’elle avait ses raisons et ses causes. Dilettantisme, Individualisme, Internationalisme, j’ai vu depuis que tout cela se tenait, et que les conséquences n’en étaient pas seulement littéraires, et que l’influence dissolvante en menaçait jusqu’aux plus chères et aux plus nécessaires des idées dont la France avait vécu jusqu’alors… » (Allocution du 15 février 1900, Bossuet et Brunetière, Besançon, Boscane, 1900, p. 35-36.)