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d’une volonté moins énergique que la sienne : une ardeur de passion singulière, et qui, pour la joie inlassée avec laquelle elle se dépensait dans la polémique, nous rappelait invinciblement Voltaire ; une verve oratoire et une vigueur de dialectique capables de forcer, d’ébranler tout au moins les opinions les plus assurées ; une abondance verbale, une promptitude d’éloquence parlée ou écrite, un besoin impérieux de croire, d’entraîner, de persuader, disons le mot, de convertir, qui faisaient de lui, par instans, un véritable apôtre ; une largeur, une force et une lucidité d’intelligence peu communes, et qui, servies par une merveilleuse mémoire, une facilité de lecture, une étendue et une précision d’information dont il n’y a pas beaucoup d’exemples, lui permettaient d’aborder en public les questions les plus bautes et les plus diverses ; un sérieux de pensée et une âpreté de conviction qui ignoraient les ménagemens, les compromis, et même l’indulgence ; avec cela, une science et un art de la composition classique que, seul peut-être de notre temps, un Taine a aussi pleinement possédé ; un style enfin qu’à l’instar de celui de nos écrivains du grand siècle, il fallait parler pour en saisir toutes les nuances et les ressources, mais qui, à la simple lecture visuelle, apparaît déjà singulièrement ferme et fort de substance, et si original qu’on le reconnaîtrait entre mille autres… Au total, une personnalité complexe et puissante, et qui, à quoi qu’elle s’appliquât, devait marquer de sa robuste empreinte le champ d’études ou d’action où elle allait s’exercer.

Ce champ d’action, ce fut d’abord la critique littéraire. Il y avait là une place à prendre. Sainte-Beuve était mort ; Nisard n’écrivait plus ; Taine était plongé dans ses recherches d’archives. Seuls Edmond Scherer et Emile Montégut pratiquaient encore ; mais le premier n’avait jamais eu qu’une autorité assez restreinte et souvent fort discutée, — voyez à cet égard les justes impressions de Taine dans sa Correspondance ; — et quant à Emile Montégut, ce merveilleux esprit, si souple, si libre, si ingénieux, si pénétrant et si vivant, — Brunetière aimait à reconnaître tout ce qu’il lui devait, — il était incapable de se cantonner dans la pure « critique des livres du jour. » En 1875, il nous manquait donc un vrai juge autorisé et sûr des choses de l’esprit. Quelques années plus tard, en 1882, ici même, dans un article qui eut un certain retentissement, sur la Critique