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originale que Ferdinand Brunetière, après l’avoir exposée dans son enseignement à l’Ecole normale, a développée et illustrée dans une série de conférences, puis dans quatre volumes successifs, et dans nombre d’articles. Il a porté dans cette nouvelle campagne cette puissance d’information, cette abondance de preuves, cette virtuosité dialectique et cette intrépidité de conviction qui caractérisaient chacune de ses démarches. Les objections, bien loin de l’ébranler, le fortifiaient dans sa croyance intime, et souvent même, entre ses mains, se retournaient en argumens nouveaux contre l’adversaire. On a prétendu parfois que, sous la poussée des contradictions, il avait, d’assez bonne heure, dû reconnaître qu’il s’était épris d’une doctrine un peu aventureuse, et qu’il s’en était intérieurement très vite détaché. C’est exactement le contraire de la vérité, et, entre tant de preuves qu’on en pourrait fournir, il suffit de se reporter à la courte Préface, de son Histoire de la littérature française classique pour reconnaître que, aux yeux de son inventeur, la théorie de l’évolution des genres n’avait jamais cessé d’être l’expression d’une vérité peut-être provisoire, en tout cas, et en attendant mieux, singulièrement utile et féconde.

Aventureuse d’ailleurs, ou véridique, l’hypothèse était de nature à séduire Brunetière, et il est aisé d’en entrevoir les raisons. D’abord, ainsi que le faisait observer l’auteur d’un livre sur Hæckcl, Léon-A. Dumont, c’est une idée éminemment conservatrice que celle d’évolution : n’est-ce pas la traduction, en termes tout contemporains, du célèbre axiome : Bien ne se perd, rien ne se crée dans la nature ? Elle est même, au fond, toute voisine de l’idée de tradition : car, qu’est-ce que la tradition, sinon l’évolution accomplie, réalisée dans le domaine de l’histoire littéraire ou morale, et dont nous recueillons les résultats ? Le véritable évolutionniste ne risquera jamais de ne pas faire sa large part au passé[1], puisque le présent et l’avenir en sont le prolongement naturel et nécessaire. D’autre part, la doctrine évolutive, étant de date assez récente, et n’ayant pas encore été appliquée à l’esthétique et à l’histoire littéraire, elle avait de quoi scandaliser un certain nombre d’esprits, ce qui n’était

  1. « Pour rompre avec le passé, il faudrait rompre avec la dernière goutte du sang de nos veines. » Cette belle formule d’un philosophe évolutionniste et d’un Anglais, Herbert Spencer, ne pouvait naître que dans le pays de la tradition par excellence.