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ou l’excitation du moment, à s’y absorber et oublier ! Quelle aptitude aussi à souffrir, la raison de la souffrance étant bien moins dans le fait extérieur que dans l’être lui-même, dans l’amoindrissement de l’être qui cède à tous les souffles du dehors ! Et comme on comprend que l’art de cette anxieuse et faible humanité nouvelle, se prenne, — peinture, littérature ou musique, — non plus aux élémens permanens, aux lignes fondamentales et classiques de l’âme et des choses, mais à l’évanescente impression, au jeu mobile des plus fugitives apparences, des plus brèves, aiguës et frémissantes sensations !

De toutes les causes qui concourent à nous débiliter et nous dissoudre ainsi, la plus certaine, avec l’effort et les combats pour le succès et pour l’argent, c’est la disproportion de notre savoir et de notre force. Déesse de la science et déesse du Getting on nous possèdent. Que fait-on de notre jeunesse que la vouer au culte de ces deux idoles ? « La vraie fin de l’éducation n’est pas de diminuer le nombre des paysans ni d’augmenter celui des savans, » mais, en chacun, de développer et diriger, pour son bien et le bien de son groupe, la force qui est lui-même. « Vous ne formerez pas un homme en lui apprenant ce qu’il ne savait pas, mais en le faisant ce qu’il n’était pas[1]. » Car non seulement le savoir n’ajoute rien aux puissances de volonté qui constituent notre être profond, mais souvent le savoir est antagoniste de l’être. Sur ce point comme sur tant d’autres, le chrétien Ruskin juge comme l’antichrétien Nietzsche. Répétons-le : rien ne vaut que la vie, dont le bel élan direct et jaillissant se déconcerte, hésite aux incertitudes de la réflexion, fléchit sous les surcharges de la science. « Essayons d’utiliser ce que nous avons appris : presque toujours c’est bien au-delà de ce qui nous peut servir et le reste n’est que fardeau. » Ici encore il en est de notre savoir comme de notre avoir ; sa valeur est fonction de notre valeur. « Sommes-nous capables de le porter et de le garder en nous sans trop d’effort ? De le tenir bien classé dans notre esprit, et vite utilisable ? De l’employer à nos devoirs et à notre bonheur ? Vaut-il le temps et la peine qu’il nous a coûté[2] ? » Suivant la réponse, nous pouvons nous réjouir ou

  1. Crown of Wild Olive, § 144.
  2. Stones of Venice, III, II, § 24.