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V

C’est une politique singulièrement fertile en spectacles contradictoires que celle de notre temps, et jamais peut-être les réalités profondes n’ont été plus différentes des apparences qui les recouvrent. Sous le vieux harnais de l’Europe d’autrefois, grandissent des forces encore mal définies, à peine conscientes d’elles-mêmes, dont l’action mystérieuse donne parfois aux problèmes politiques les plus classiques de la diplomatie traditionnelle un aspect nouveau et des solutions inattendues. C’est le sentiment de l’existence de ces forces obscures qui fait paraître si prudens les souverains et les hommes d’Etat de la vieille Europe ; les grandes passions et les grands conducteurs d’hommes font défaut ou naissent dans d’autres pays. Il en sera ainsi jusqu’à ce que paraisse un puissant réaliste, qui, discernant, avec le coup d’œil d’un Bismarck, quels sont aujourd’hui les élémens qui résistent et les courans qui portent, imprimera aux événemens une tournure nouvelle et dramatisera l’histoire. Lorsqu’une crise vient à éclater, comme celle que le discours du baron d’Æhrenthal a brusquement ouverte, on voit tout à coup les intérêts s’alarmer et se mettre en garde, les adversaires se hérissent les uns en face des autres, on croit entendre un cliquetis d’épées, puis tout s’apaise et retombe dans le silence ; chacun a peur du pas qu’il a fait en avant ; chacun mesure avec angoisse ses responsabilités et ses risques. Outre les grandes alliances officiellement proclamées, il y a entre les nations européennes un réseau si serré d’ententes et de contre-assurances qu’il est devenu presque impossible qu’une guerre sorte d’une difficulté prévue, d’une divergence d’intérêts permanente, d’une rivalité ancienne. L’Europe d’aujourd’hui, c’est une série de syndicats d’intérêts qui trouvent plus pratique, lorsqu’ils sont en opposition les uns