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Une délation venait de lui apprendre ce qui s’était passé chez Oudinot, à Polangis. L’informateur, toutefois, cafard d’un trop beau zèle, avait grossi l’affaire, dénaturé les faits, et dramatisé son récit : le dîner entre camarades était devenu une « orgie » militaire, un crapuleux banquet de conspirateurs avinés. Bonaparte savait maintenant que d’injurieux lazzi avaient égayé une table trop joyeuse : « Ce petit bougre-là, s’était écrié Delmas, prétend nous écraser de son poids : il n’est pas encore assez lourd ! Moi, je pourrais le prendre par la botte, et le faire passer sous le ventre de son cheval ! » Puis, Fournier de répondre : « Moi, à vingt pas, d’un coup de pistolet, je me charge de le faire descendre ! » Il savait encore... Mais qui donc avait si perfidement renseigné le Consul ? Son dévoué et peu scrupuleux Marmont, un des convives du balthazar, ou bien vous, citoyenne Hamelin, la confidente de l’oreiller ?... Il savait encore qu’en dégustant son punch, Delmas avait proféré des menaces : « M’envoyer à Cayenne ? Lui ? Bonaparte ? Ah ! qu’il prenne garde : il pourrait, lui-même, accomplir, avant peu, un plus long voyage !... » Un plus long voyage ? Où ça ? Au cimetière, sans doute ?... Misérable !...

D’aussi macabres plaisanteries avaient donc excité les soupçons d’un cerveau toujours en éveil. Il analysait. Propos d’ivresse ? Non pas ; mais tout autre chose : l’aveu, par trois fois répété, de quelque infâme projet d’assassinat !... Stupéfiant amalgame de grandeurs et de petitesses, étrange déité dominant une France étrange, Napoléon unissait en son être formidable la divination créatrice qui est le propre du génie à cette ombrageuse Imaginative qui en est comme le déshonneur : « Plus grand que César même ! » le proclama souvent l’admiration de ses contemporains ; « trop pareil à Tibère, » murmura aussi leur crainte injurieuse.

Irrité contre ses insulteurs, il avait ordonné une enquête : malheur aux deux « loustics, » s’ils étaient convaincus de félonie ! En tout cas, de pareilles indécences de langage méritaient un châtiment. Delmas allait être expulsé de Paris pour être placé en surveillance dans son département de la Corrèze : loin de Moreau et laissé sans traitement, le « Sauvage » apprendrait à ménager ses paroles ! Quant à Fournier... Mais le hussard de la 12e roulait en ce moment sur les chemins de l’Italie, vers les Abruzzes et Lanciano, sa garnison lointaine. Pour l’instant, il ne