Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V. — UNE « PREMIÈRE, » A L’OPÉRA EN 1802

L’Opéra, — en langue administrative : le « Théâtre des Arts, » — était, en ces temps-là, situé dans la rue de la Loi, jadis la rue de Richelieu. Construit en 1793 par la citoyenne Montansier, ayant servi d’abord à exhiber Franconi et ses cavalcades, puis confisqué par la Nation, il abritait, depuis neuf années, « Euterpe la plaintive, et la joyeuse Terpsichore. » Mais la déesse des cavatines et la muse des entrechats s’y trouvaient piteusement logées : le temple où chantait la Branchu et où Gardel Ier exécutait ses pirouettes n’était qu’une bâtisse d’architecture vulgaire, qu’une maçonnerie pesante à l’extérieur balourd. Onze arcades trapues lui tenaient lieu de péristyle ; une terrasse à balcon surplombait ces arcades, et trois étages de fenêtres montaient vers le triangle d’un énorme fronton. D’ailleurs, nulle prétention à la beauté monumentale : façade à l’alignement, et bas-côté donnant sur des ruelles. Deux voies latérales, courtes, et sans largeur, les rues de Louvois et Neuve-Lepelletier, enserraient étroitement ce disgracieux amas de pierres et de moellons, puis commençaient, au-delà, les premières déclivités de la Butte des Moulins. C’était alors un sordide enchevêtrement de venelles, d’allées, de culs-de-sac où pullulaient les tapis-francs, les cabarets coupe-gorge, les piolles à malandrins, et les maisons de prostituées. Ayant une si piètre tournure, le Théâtre des Arts était, de plus, dangereusement situé. Il étalait sa maussade laideur en face de la Bibliothèque Nationale, et chaque soir, ses quinquets, lampions, girandoles, flammes de Bengale ou feux d’apothéose menaçaient d’incendie les livres et les estampes de sa voisine. Maintes fois, grands et petits journaux avaient signalé ce péril ; mais ils avaient admonesté en vain. Dans notre plaisant pays de France où rois, empereurs, républiques, tout lasse et tout passe si vite, les sottises qu’ont pu commettre ceux qui ont lassé ne passent pas toujours avec eux : elles demeurent, elles durent, elles ont la survie, parfois même la pérennité.

De style aussi banal que sa façade, la vaste salle de l’Opéra avait, toutefois, l’aspect plus clinquetant et la tournure moins jacobine. Colonnes, cartouches, festons, toute une voyante parure lui avait été prodiguée, et sur les criardes blancheurs de ses boiseries se détachait en relief un motif à la grecque : deux griffons