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plus beaux passages, protestait violemment. Les fureurs amoureuses de la vieille reine de Babylone mettaient en joie ce fin connaisseur en amours ; il sifflait l’impudique Chaldéenne, et sa voix de basse-taille conspuait, sans pitié,, le ténorino. Fort élégant, d’ailleurs, dans son « costume paré : » l’habit bleu barbeau à ceffet de velours, le gilet blanc à transparent rose, la culotte noire, les bas de soie, les escarpins vernis, et fringant petit-maître, n’ayant pas l’apparence d’un Scévola féroce...

Et Bonaparte le regardait... Quoi ! cet homme encore à Paris !... Osant désobéir à un ordre formel !... Pourquoi une telle audace ?... La Chevardière n’avait donc rien exagéré !... Un guet-apens, à l’Opéra !... Des assassins répandus dans la salle, et Fournier attendant un signal de tuerie !... « Moi, à vingt pas, d’un coup de pistolet, je me charge de l’abattre... » Scélérat !...

Le colonel cependant avait retourné la tête, et narquois, accentuant ses bravades, lorgnait avec impertinence. Dans la loge officielle, chacun l’avait remarqué. Des ministres, des conseillers d’Etat, des militaires entouraient le Premier Consul, et parmi eux, un de ses familiers, le général commandant la place de Paris, son dévoué Junot... Soudain, se sentant observé, le hussard se leva ; il présenta le dos aux yeux inquiets de Bonaparte, puis retroussant les basques de son habit, courbant l’échiné, — lentement, trop lentement, se rassit dans son fauteuil... Pour un seul attentat, un dispetto à l’italienne !...

« Misérable !... » Une colère indignée fit aussitôt verdir la pâle figure de Bonaparte :

— Junot !... Vous allez, sur-le-champ, arrêter cet homme ; puis vous l’expédierez au ministère de la Police : j’y enverrai, tout à l’heure, mes instructions à Desmarest.

Quelques instans plus tard, le chef d’escadron Laborde, premier aide de camp de Junot, s’approchait de Fournier, et lui parlait à voix basse : le colonel sortit.

Dans le couloir, Junot l’attendait : deux capitaines des gendarmes d’élite, un commissaire et des inspecteurs de police lui prêtaient main-forte. Ancien officier de hussards, le général connaissait Fournier, mais n’aimait guère un homme que détestait son maître ; tous deux, pourtant, se tutoyaient.

— Tu m’as fait appeler, Junot, pour affaire de service, je suppose ?

— Non... Par ordre du Premier Consul, je vous arrête.