Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III

Telle était la situation générale que je trouvai au Japon lors de ma première visite. La condition morale du pays me semblait infiniment plus grave que les menaces d’un ennemi étranger. Je donnai mes impressions à ce sujet dans une étude qui parut sous le titre : La Chine et le Japon au seuil du XXe siècle, où je me hasardai à dire :


La plus sérieuse de toutes les éventualités est évidemment la question de savoir si, oui ou non, ces innovations témérairement introduites, cette transformation complète de toutes les anciennes conditions de la vie, n’amèneront pas, ainsi qu’il est arrivé dans plusieurs pays européens, une crise morale et matérielle. Les récentes émeutes d’ouvriers et les grèves continuelles dans les grandes villes jettent une ombre sur l’avenir. Si nous comparons le Japon d’aujourd’hui au même pays d’il y a quelques dizaines d’années, notre anxiété est pleinement justifiée. Un empire jusqu’alors soumis au plus archaïque des systèmes féodaux est devenu subitement un État des plus progressistes. Sur un ordre du souverain, tout a été transformé : le gouvernement, l’armée, l’éducation et même les conditions de la vie publique et les idées générales de la nation. L’autorité des Shoguns a cédé la place à celle d’un parlement ; le descendant des samouraïs est devenu un soldat calqué sur le type allemand, elles classes agricoles se sont transformées peu à peu en ouvriers d’usine. De jour en jour, les vieilles institutions et les vieilles croyances sont détruites et avec les nouvelles institutions est née une nouvelle religion officielle ; ou plutôt l’ancien culte démodé et un peu obscur du Shinto est devenu religion d’État. Jusqu’à quel point ce changement magique est dû à une vraie conviction, ou résulte d’un développement naturel, il est difficile de le dire. Les croyances intimes et les causes morales échappent à l’examen. Qui nous dira si le Japonais d’aujourd’hui, qui porte un chapeau de soie, est plus content que ses ancêtres avec leurs kimonos brodés, si l’ouvrier de fabrique est plus heureux que le cultivateur d’autrefois, si la tranquillité du pays est plus assurée sous le nouveau régime que sous l’ancien ? On peut même douter si l’esprit militaire et l’amour de la gloire ne trouvaient pas mieux leur compte en défendant le territoire des grands seigneurs que maintenant où, à l’exemple des nations de l’Ouest, on fait la guerre presque toujours à seule fin de s’assurer des avantages commerciaux. Certains penseurs l’ont compris et commencent à se rendre compte que la vie purement matérielle, sans aucun réconfort spirituel, ne pourra jamais donner un bonheur durable.

S’il vient un jour où le peuple abandonne ses anciennes croyances sans avoir pu se familiariser avec une religion plus élevée, une triste déchéance en résultera infailliblement. La nation serait menacée d’un danger analogue, si l’ancienne base morale de son existence se trouvait ébranlée par l’introduction trop soudaine de nouvelles réformes, avant que la jeune