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Jamais la France, qui avait fait autrefois l’expédition de Morée contre les Turcs, ne serait entrée en campagne pour maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman, si l’empereur Napoléon n’avait saisi l’occasion de s’associer aux vues de l’Angleterre. L’ancienne diplomatie française n’envisageait pas la situation au même point de vue que le Cabinet britannique. Toute marche en avant de la Russie vers Constantinople, toute mainmise des Russes sur une partie quelconque de l’Empire ottoman prenait pour la politique traditionnelle de l’Angleterre l’apparence d’une menace. Pénétré de cette vérité, l’ambassadeur du gouvernement anglais en Turquie, lord Stratford de Redcliffe, d’un tempérament combatif, signalait le péril avec véhémence et poussait à la lutte. Comment s’engager cependant sans un allié sur le Continent ? L’Angleterre dont la flotte est puissante, mais l’armée peu nombreuse, a toujours eu besoin pour partir en guerre de trouver des soldats hors de chez elle. Elle en a pris tantôt en Prusse, tantôt en Autriche, tantôt en Espagne, quelquefois même dans plusieurs pays en même temps. Cette fois, par une bonne fortune inespérée, l’allié le plus inattendu s’offre à elle, l’ennemi héréditaire, celui qu’elle a combattu à outrance, dont elle a détruit la puissance sous Louis XIV et sous Napoléon, la France.

Les informations particulières de la Reine lui permettaient de connaître exactement les dispositions intimes de l’Empereur des Français. Non seulement celui-ci témoignait en toute circonstance son désir de s’entendre avec l’Angleterre sur la question d’Orient, mais une confidence recueillie à Paris dans son intimité et transmise au roi des Belges laissait entrevoir qu’il aurait peut-être besoin d’une guerre pour consolider ou pour illustrer son gouvernement. Entre un allié et un ambassadeur également belliqueux la Reine essayait de conserver son sang-froid. La visite que lui avait faite autrefois l’Empereur de Russie et l’appel qu’il lui avait récemment adressé ne la laissaient pas insensible. Elle et le prince Albert continuaient à correspondre avec lui dans des termes amicaux. Mais en lui écrivant, elle ne pouvait s’empêcher de lui faire observer qu’il adressait à la Turquie des demandes qu’aucun gouvernement indépendant n’aurait consenti à accepter, et que l’occupation des principautés Danubiennes par l’armée russe créait depuis quatre mois une situation inquiétante pour la paix européenne. Même lorsque les hostilités ont réellement commencé, lorsque le bruit se répand