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apportée à Dumouriez, figure d’aventurier avec des parties d’homme d’Etat, ses ambassades à Londres lui avaient donné la pratique des chancelleries. Au cours de cette formation lente, il avait mûri l’idée que la France, où tout était si profondément bouleversé, faisait une révolution économique non moins qu’une révolution politique ; que, de la division des terres, de la répartition égale de l’impôt, de l’abolition des douanes intérieures, de la liberté du travail affranchie de tout frein et presque déchaînée jusqu’à l’excès, une prodigieuse poussée industrielle et commerciale allait sortir, et qu’à cette activité prête à se déployer, il fallait trouver des débouchés plus nombreux et plus vastes. Ces débouchés ne s’ouvriraient que par la paix et ne resteraient ouverts que dans la paix. Mais cette paix elle-même, avec qui était-elle possible ? Ce n’était pas avec l’Autriche. Ce ne pouvait être qu’avec l’Angleterre, la moins engagée jusqu’ici dans la lutte à mort contre la Révolution, et en tout cas celle qui, par intérêt, serait la plus prompte à s’en dégager : ajoutez que, dominant la mer, cette puissance avait la clef de tous les passages et de tous les ports.

Il y avait de longues années que Talleyrand avait, pour la première fois, souhaité le rapprochement de la France et de l’Angleterre. Dès 1786, à l’époque où, contre le sentiment presque général de nos industriels et de nos commerçans, Vergennes négociait un peu légèrement un traité de tarifs avec le Cabinet de Saint-James, il avait approuvé et encouragé le ministre ; bien plus, tout en reconnaissant les défauts de son œuvre, il l’avait défendue[1]. Déjà même, il avait rêvé mieux qu’un accord de commerce : une alliance politique ; et Mirabeau, son confident, avait adopté son projet d’emblée, avec un enthousiasme hardi. « J’ai discuté avec le duc de Brunswick, écrivait-il de Berlin à l’abbé de Périgord, cette idée prétendue chimérique d’une alliance entre la France et l’Angleterre... Ils auront beau faire les politiques routiniers, ils auront beau s’évertuer dans leurs agitations subalternes, il n’y a qu’un grand plan, qu’une idée lumineuse, qu’un projet assez vaste pour tout embrasser, pour tout concilier, pour tout terminer : c’est le vôtre, qui, faisant disparaître, non pas les rivalités de commerce, mais les inimitiés absurdes et sanglantes qu’elles font naître, confierait aux

  1. Voyez Erich Wild, Mirabeaus geheine diplomatische Sendung nach Berlin, p. 186 et 191-193, et Pallain, op. cit., p. 60-61.