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D’autre part, il n’était dupe ni des gens, ni des choses, ni de ses propres impressions. Non que les impressions lui fissent défaut, bien au contraire. Très mobile, très souple à recevoir les suggestions du dehors, et, par là, très semblable aux hommes de chez lui, il sentait facilement, s’intéressait à tout ; son imagination sans cesse en éveil saisissait vite les objets qui s’offraient à elle ; le moindre incident, une lecture, une promenade, un mot jeté en passant, déclenchait en lui toute une succession d’idées vives et rapides. Rapides, mais non tumultueuses ; vives, mais non tyranniques. Sa lucidité, sa liberté de jugement, restaient entières. Des œuvres qu’il goûtait le mieux, des hommes, anciens ou contemporains, vers qui il était le plus attiré, des doctrines qui sollicitaient son adhésion, de ses propres idées même, il savait discerner le fort et le faible avec une perspicacité aiguë. Cette union d’une imagination très excitable avec un sens critique rigoureux formait un composé d’espèce rare ; elle devait le servir à merveille dans son métier d’historien, en le préservant également des deux vices contraires, la froideur stérile et l’enthousiasme irréfléchi.

Ce qu’il tenait surtout de son origine méridionale, c’était une impérieuse soif de lumière. Nous ne parlons pas seulement de la clarté souveraine de son style : on l’a tant louée qu’il est superflu de la rappeler. Mais en toutes choses, il portait la même horreur de l’obscur, et cela à une époque où l’obscur, loin d’effrayer, attirait bon nombre d’esprits. Métaphysique allemande, symbolisme norvégien, mysticisme slave, tout ce qu’on enveloppe sous le nom des « brumes du Nord, » le trouvait réfractaire ; peut-être n’en niait-il pas la grandeur, mais à coup sûr il ne la sentait pas. Alors que tant d’autres étaient délicieusement troublés par la poésie du mystère et le charme de l’inexpliqué, il y était mal à l’aise. Il y trouvait trop d’ombre, et bien vite il fuyait vers les littératures où il fait plus clair, celles des anciens, ou la nôtre en sa période classique. Pas plus qu’aux énigmes qui obscurcissent la pensée, il ne se complaisait aux tristesses qui assombrissent le cœur : il demeurait loin des pessimistes comme des décadens. Il aimait la vie, l’action, la joie. Sa gaieté, très fine d’ailleurs et très délicate, était parfois méritoire en ce qu’elle était une réaction de son énergie contre les causes déprimantes. Il eut, comme chacun, ses déceptions et ses deuils ; mais après quelques jours d’abattement,