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dans ses conférences aux normaliens. Elle lui permettait d’accomplir ce que les gens du métier regardent comme un tour de force : il répétait chaque année le même cours. C’est un procédé dangereux, mortel neuf fois sur dix. Mais le cours de M. Boissier n’était jamais ennuyeux, parce qu’avec sa mobilité perpétuelle, il ne lui laissait jamais le temps de se figer. Il le repensait, le revivait, au moment de le redire. Les mêmes choses lui paraissaient aussi intéressantes la vingtième fois que la première : c’est que la source d’intérêt était en lui-même, intarissable. Et quand nous disons « les mêmes choses, » ce ne sont pas seulement les appréciations esthétiques ou les considérations morales : non, les détails les plus techniques s’animaient également. L’histoire des manuscrits de Plaute ou des éditions de Lucrèce, en passant par l’imagination de M. Boissier, devenait aussi amusante qu’un roman. C’était d’ailleurs un bon travail que ce « cours de littérature latine, » avec toutes sortes d’échappées sur l’archéologie, l’épigraphie, les institutions, la grammaire, avec une masse d’indications jetées à la hâte, très suggestives, dont chacune eût pu fournir matière à toute une étude. De fait, combien de thèses de doctorat ont été le développement d’une de ces indications ! On s’est étonné quelquefois que M. Boissier fit de fréquens emprunts aux ouvrages des jeunes latinistes, qu’il écrivît volontiers un article « à propos d’un livre récent : » c’est que le plus souvent, de ce livre récent, il avait donné la première idée ; quand il en extrayait la substance, il ne faisait que reprendre son bien.

Au Collège de France, les conditions d’enseignement étaient un peu différentes. L’une des deux leçons qu’il y donnait chaque semaine était consacrée à expliquer un texte porté aux programmes d’examens. M. Boissier n’avait pas choisi ce texte, mais peu lui importait : tout lui était bon, tout se prêtait à ce commentaire abondant et spirituel, où chaque difficulté était élucidée, chaque détail historique éclairé, chaque allusion précisée, sans aucune ombre de pédantisme. L’autre cours était le « grand cours, » grand par les dimensions de la salle et l’affluence du public, car M. Boissier fuyait tout ce qui aurait pu ressembler à une leçon d’apparat. Il ne se guindait pas plus que Renan. Il s’épanchait en causeries familières, sans hausser le ton, sans surveiller ses phrases, sans serrer la composition, parlant sans scrupule, dans une leçon sur Plaute, de Chateaubriand, du socialisme et de la