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souvent entretenue de l’Amérique, à Talleyrand rappelé d’exil[1].

A mesure que, par bribes, les lettres et les journaux dépeignaient ce revirement de la France, la pensée de Talleyrand s’orientait vers un avenir nouveau. Lui qui, naguère, parlait sérieusement de se fixer en Danemark ou bien de fonder en Louisiane un établissement définitif, il ne peut plus se résigner à être loin de Paris, — Paris où il a tour à tour réussi dans la politique et dans les affaires ! Déjà beaucoup de constitutionnels, ses camarades d’idées et de luttes, sont sortis de leurs prisons ou de leurs retraites : quand lui-même sortira-t-il de son exil ? La hâte le prend d’accourir à côté de ces revenans dans la bataille des partis, de s’installer avec eux, pour son plus grand profit, au cœur même de la République débonnaire qu’ils ont la prétention de former.

Il n’ose pas encore l’avouer à ses amis, ni peut-être se l’avouer à lui-même. Mais, déjà, sous sa plume, son secret transpire : « Je ne fais point de projets pour mon avenir, écrit-il à Mme de Genlis le 12 floréal an III ; c’est de l’Europe qu’il dépend : rien ne me ferait habiter un pays en guerre avec la France. J’ai l’Angleterre en horreur ; reste la Suisse, ou l’Amérique, et, jusqu’à présent, je préfère l’Amérique, parce que c’est celui de tous les pays où l’on aime le mieux notre République à laquelle, malgré les injustices que j’ai éprouvées de la part d’un des anciens partis dominans de la Convention, j’appartiens par tous mes sentimens et par toutes mes espérances[2]. »

Enfin, il n’y tient plus. Le 28 prairial (16 juin 1795) il adresse à la Convention une pétition. Je ne suis pas un émigré, prétend-il, et on ne doit pas me traiter comme tel. Pour la première fois, il invoque la fameuse mission en Angleterre que lui aurait confiée, après le 10 août, le gouvernement provisoire. Puis, il rappelle le décret du 5 décembre le mettant tout à coup hors la loi, son départ forcé d’Angleterre lorsque l’alien bill lui fut appliqué, son arrivée en Amérique « où il réside encore en attendant qu’il lui soit permis de revoir sa patrie, et digne d’elle

  1. Sur les idées et le salon de Mme de Staël à cette date, voyez A. Sorel, Mme de Staël (3e édit.), p. 59, et Paul Gautier, le Premier exil de Mme de Staël, dans la Revue du 15 juin 1906.
  2. Cette lettre inédite ne porte pas le nom de la destinataire, qui était alors fixée sur les « bords de l’Elbe, » et je ne vois que Mme de Genlis à qui Talleyrand ait pu l’écrire.