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clergé, l’opinion de son peuple et du monde. Mais il dispose encore d’une autorité considérable ; il n’est pas seulement le roi, il est le khalife ; dans les provinces d’Asie, les vieux Turcs ne connaissent que l’héritier du Prophète, le descendant d’Orkhan, de Bayezid, de Mahomet le Conquérant. Déjà on parle de troubles « réactionnaires » en Arménie, à Diarbékir, à Mossoul. Que le bruit vienne à se répandre que le Sultan n’est pas libre, qu’il est le prisonnier d’un Comité, après avoir été celui d’une camarilla, que sa vie est en péril, et qui sait si des mouvemens graves n’éclateront pas en province, et même parmi les soldats ? On n’a pas oublié la manifestation de loyalisme des troupes d’Andrinople, le voyage à Constantinople de leurs délégués chargés de s’assurer par leurs yeux que le Sultan était vivant et libre et de lui témoigner leur dévouement et leur zèle. La garde impériale, plus de vingt mille hommes, Albanais, Syriens, soldatesque prête à tout, gorgée d’argent et de faveurs par le Sultan, lui serait, dit-on, restée fidèle ; les soldats, du moins, jaloux de garder leurs privilèges, n’attendraient que le moment favorable et un geste du maître pour tenter un coup de force ; ce serait la bataille dans la rue, le massacre, le pillage, l’incendie. Les criminels de droit commun, maladroitement remis en liberté, — d’autres disent relâchés par malveillance dans l’espoir d’accroître le désordre, — ne manqueraient pas une si belle occasion d’exercer leurs talens. Une révolution militaire fait toujours des jaloux dans l’armée ; elle est, par elle-même, une semence d’anarchie et d’indiscipline. Le coup de force du Comité Union et Progrès lèse des intérêts, inquiète des situations acquises ; les mécontens seront d’autant plus âpres à la lutte qu’ils sont menacés dans leurs personnes et dans leurs biens ; leur nombre ira grossissant à mesure que des divisions, — inévitables dans toute société humaine, — se produiront parmi les dirigeans, et que les réalités, — c’est également humain, — apparaîtront moins belles que les espérances.

Loin de chercher à provoquer une « réaction, » le Sultan peut au contraire, ayant accepté et juré la Constitution, s’accommoder du régime nouveau et tenter d’en prendre la direction ; il est assez fin politique pour s’embarquer sur le courant, se laisser porter et saisir le gouvernail. La popularité même du Comité, il ne tient qu’à lui d’en bénéficier ; s’il prend la direction du mouvement, s’il se fait le premier des Jeunes Turcs,