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siècles d’histoire, il ne suffit pas d’une Constitution pour changer des traditions nationales faites de longues souffrances communes, de luttes glorieuses, de haines héréditaires. Les Turcs sont les vainqueurs, les conquérans ; après avoir imposé aux peuples chrétiens un joug très lourd et très humiliant, ils peuvent, eux, oublier le mal qu’ils ont fait et même travailler noblement à le réparer ; mais la mémoire des vaincus est plus longue et leurs rancunes sont plus vivaces. Le Grec, brillant rhéteur, rompu aux intrigues, habitué aux luttes de l’Agora, sera dans son élément au Parlement de Constantinople ; le Bulgare y apportera son énergie brutale, l’Arménien son astuce, l’Arabe sa fougue disciplinée, le Turc son naturel doux, presque timide, son goût pour l’ordre et la logique. Sur les questions d’équilibre budgétaire, l’entente sera relativement facile, mais qu’adviendra-t-il le jour où des débats brûlans feront passer dans tous les yeux la flamme des passions ataviques ? Que deviendra, dans l’ardeur des batailles parlementaires, la fiction légale qui fait de tous les députés, sans distinction de race ou de croyance, les représentans du peuple ottoman ? Entrés au Parlement divisés en partis, les députés n’en sortiront-ils pas divisés en nations ?

A propos des lois sur l’instruction publique, pour ne citer qu’un seul exemple, le problème des langues se posera dans toute son acuité. Les Jeunes Turcs proclament qu’il n’y aura pas de race prépondérante, que l’égalité suffira à résoudre toutes les difficultés ; mais la langue turque, cependant, sera la langue de l’Etat, celle des écoles, tout au moins des écoles supérieures ; n’y aura-t-il pas là une source de mécontentemens graves, de rivalités dangereuses pour la tranquillité de l’Empire ? D’après le programme « jeune turc, » dans les écoles primaires, la langue de l’enseignement serait laissée au choix des communautés ; dans les écoles secondaires, l’enseignement serait mixte, le turc étant toujours l’une des deux langues enseignées ; dans les écoles supérieures enfin, le turc serait la seule langue admise : même ces prétentions raisonnables suffiront à soulever des rivalités. Mahomet II avait organisé l’Empire ottoman par « nations, » gardant chacune leur langue et leurs coutumes, sous la direction de leurs chefs religieux ; durant près de cinq siècles cette organisation s’est maintenue ; aussi nulle part ne trouve-t-on des communautés nationales mieux organisées qu’en Turquie. La Constitution de 1876 consacre et maintient formellement