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avec leurs intérêts et avec ceux de l’Europe, ou bien de chercher, par coercition, ce que les efforts unanimes des cabinets n’ont pu obtenir de la Porte, par persuasion... L’empereur de Russie entreprendra donc, seul, ce qu’il avait convié les puissances à faire avec lui. En assumant cette tâche, il remplit un devoir qui lui est imposé par les intérêts de la Russie, dont le développement pacifique est entravé par les troubles permanens en Orient.


Les intérêts de la Russie. Que cachait cette formule ? Ne s’offrait-elle pas aux questions indiscrètes des puissances, elles aussi intéressées ?

La Russie, au moment où elle déclarait la guerre, était dans une position difficile ; peu sûre de ses propres intentions, elle avançait bravement, mais témérairement, sur un sol qu’elle sentait miné. En fait, il y avait dualité dans les vues russes : dualité sur le principe même de la guerre, guerre de religion ou guerre d’intérêt ; dualité sur l’objectif de la guerre : — « Votre objectif est Constantinople, » avait dit le Tsar au grand-duc Nicolas ; — « N’ayez crainte pour Constantinople, » avait-on répété aux puissances ; dualité au sujet de la clientèle dont on prenait les intérêts dans les Balkans, coreligionnaires ou cousins, orthodoxes ou slaves ; il y avait dualité, enfin, dans la haute direction gouvernementale et dans les influences qui s’exerçaient autour du Tsar : les uns résolus à la lutte à outrance et décidés à effacer la Turquie de la carte de l’Europe ; les autres, enclins à se modérer selon les nécessités des circonstances ; ces deux tendances se résumant en deux noms : Ignatieff, Gortschakoff.

Gortschakoff qui, par sa position même, serrait le problème de plus près, se préoccupait particulièrement des données internationales non moins obscures et incertaines que les dispositions intimes et, comme on dit, l’état d’âme de son propre pays. La première de ces difficultés était d’apprécier la portée réelle de cette combinaison avec laquelle on avait, depuis des années, leurré le monde et dont on s’était leurré soi-même : la prétendue « alliance des trois empereurs. » Que valait-elle, en réalité ? Gortschakoff ne pouvait plus s’y tromper, puisque Bismarck s’était expliqué avec une franchise un peu rude, dès le mois d’octobre 1876 : obligé de choisir entre la Russie et l’Autriche, parlant à la Russie elle-même, il s’était prononcé pour l’Autriche. Sans illusion donc, il fallait se servir, pourtant, de cette arme brisée, faire blanc de cette épée, l’agiter devant l’Europe, laisser