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encore l’empreinte dans nos mœurs d’aujourd’hui. En Amérique, au contraire, sous l’impérieuse nécessité de mettre en valeur le pays vierge, de réaliser les virtualités dont il éblouit et grise les hommes, la loi initiale et fondamentale est de produire : loi, au sens le plus fort et le plus précis du mot, à savoir « nécessité qui dérive de la nature des choses. » On voit ce peuple s’évertuer, arriver à la richesse, et on croit, parce qu’elle est le terme, qu’elle était le but. Illusion, qu’il peut partager lui-même. Son activité est, en quelque sorte, condamnée à produire. Notre idéal serait de posséder sans acquérir ; l’Américain aimerait mieux, s’il le fallait, acquérir sans posséder,

La meilleure preuve de cette disposition, c’est qu’il continue de travailler quand il a atteint — ou dépassé — les limites extrêmes de la richesse. Il travaille et fait travailler son argent, qui doit produire à son tour. Il n’a jamais rêvé de « se retirer, » avec ses gros revenus ou ses petites rentes, dans son appartement de ville, son château ou sa maison des champs. Il croit peut-être aimer le travail pour la richesse ; mais la société marche à sa fin, qui est la production intensive, et l’attrait de l’or est un moyen d’y faire servir l’homme, comme, au dire de Schopenhauer, l’amour n’est que l’illusion de l’individu, mené par la volonté de l’espèce.

Or, on n’attache pas aux moyens plus d’importance qu’ils n’en méritent : ce sont des instrumens qu’on utilise et qu’on abandonne avec la même facilité. De là, ce caractère de provisoire que prennent toutes choses en Amérique. On s’accommode du provisoire, on l’aime, parce qu’il favorise la marche en avant, les transformations, les essais de toute sorte, les innovations, le progrès. On en supporte sans peine les inconvéniens, rachetés par un résultat qui seul importe. La vie sociale ressemble à un campement universel. La famille est un groupe instable dont chaque membre semble se tenir à la disposition des circonstances. Dans nos vieilles civilisations où tout est assis et en place, où la force de la tradition et des habitudes est plus puissante sur nous que l’attrait du nouveau ou l’amour du risque, le père aime diriger, et les enfans se laissent volontiers conduire. La famille, à peu près immobilisée et fortement encadrée, n’a que peu de jeu. Elle vit beaucoup plus d’elle-même, par elle-même et pour elle-même. L’héritage est sacré, transmis intégralement. Là-bas, rien de pareil. Ce qui importe, c’est d’acquérir la fortune, non