Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de femme, lança dans la nuit pure des notes aussi pures que la nuit. C’était, sur le pont du navire, attablée devant un verre de punsch, la jeune grosse mariée du Norrland. On faisait cercle autour d’elle. Les matelots, qui chargeaient des planches de sapin, s’y étaient accoudés pour mieux l’entendre. Personne ne bougeait. Tout restait immobile. Seule, une petite bouée rouge au milieu de la baie dansait comme une étoile.

Elle chantait les plus belles chansons de la poésie Scandinave, des chansons qui sont nées en musique, plus intraduisibles que les lueurs de la nuit d’été. Elle chantait l’Irmeline Rose du poète danois Jacobsen : Il y avait une fois un Roi ; bien des trésors, il les nommait les siens ; mais le meilleur et chacun le savait, c’était Irmeline, Irmeline Rose, Irmeline Soleil, Irmeline tout ce qu’il a de plus délicieux… Du Jutland où repose dans sa gloire fauchée le pauvre Jacobsen, des forêts du Vermland où s’est brisé le violon de Fröding, des fjords de Norvège où Bjornson a secoué sa mélancolie sur l’écume des vagues, les chansons accouraient aux lèvres de la chanteuse qui les renvoyait vers le ciel polaire. Et elle chantait aussi de vieux airs rustiques qui souvent avec les jeunes filles ont gravi la pente des chalets : Je sais un garçon qui m’a promis son cœur et sa main… Sachez-le, bouleaux blancs ; sombres pins, sachez-le ! Mais personne ne le sait dans tout notre village… Ah ! je te pardonne ton vulgaire appétit, grosse fille du Norrland ! Tu es bien de ta Suède. Mange, digère, mange encore, bois du punsch, fais la sieste, engraisse : qu’importe ? Tu ne nous chanteras jamais la romance du café-concert dont plus d’une de mon pays, hélas ! offenserait les échos du tien. Ton instinct est aussi infaillible que celui du rossignol. Tu as été un instant la voix que nous rêvions d’entendre, et qui, sans déchirer le silence, en interprétait humainement la beauté…

Mais pourquoi, lorsque nous écoutions encore ce chant évanoui, un jeune homme, penché à l’avant du bateau, eut-il la fantaisie de pocher ? À chaque coup de ligne, un poisson sortait en se débattant de la rose clarté des eaux. Quelle inutile cruauté dans cette nuit exquise !

Il y a dix ou quinze ans, un homme de Kalix, nommé Bergmann, propriétaire de nombreuses scieries, qui avait réalisé